Olivier Père

Chantal Akerman (1950-2015)

C’est avec beaucoup d’émotion que nous avons appris la disparition de Chantal Akerman (photo en tête de texte), qui s’est suicidée à Paris le mardi 6 octobre.

En hommage à cette grande cinéaste belge, dont le travail a nourri l’imaginaire et la pensée de plusieurs générations d’artistes et de spectateurs dans le monde entier ARTE diffuse mercredi 14 octobre à 00h05 l’un de ses chefs-d’œuvre, La Captive, libre adaptation de « La Prisonnière » de Marcel Proust réalisée en 2000 et produite par Paulo Branco, avec Sylvie Testud et Stanislas Merhar dans les rôles principaux. La Captive sera également disponible en Replay sur ARTE+7.

Figure essentielle de la modernité cinématographique européenne Chantal Akerman était aux côtés de Philippe Garrel, Jean Eustache, Wim Wenders ou Werner Schroeter l’une des plus talentueuses représentantes des nouveaux cinéma apparus à la fin des années 60 et au début des années 70, ainsi qu’une héritière directe de la Nouvelle Vague. Elle confessa que c’est le choc ressenti à la projection de Pierrot le fou qui lui donna envie de mettre en scène des films, envie qu’elle concrétise très tôt avec son premier court métrage Saute ma ville réalisé en 1968 à l’âge de 18 ans. Elle y interprète le rôle principal, celui d’une jeune femme qui finit par se donner la mort en faisant exploser son appartement au gaz. Un film de colère et d’énergie dévastatrice, quasiment punk, point de départ d’une œuvre de révolte qui se tiendra toujours éloignée de l’engagement politique et révolutionnaire mais qui ne cessera jamais de s’intéresser aux crises et aux violences sociales un peu partout dans le monde, regard subjectif sur l’altérité et la curiosité pour l’Autre, grand sujet de la cinéaste. Le cinéma de Akerman est en effet un cinéma nomade, dans ses influences – la découverte des films de Andy Warhol, Jonas Mekas et Michael Snow dans ses années new yorkaises aura sur elle une influence décisive, mais elle adaptera aussi Proust ou Conrad, ses approches (du court au long, de la fiction au documentaire, de l’expérimentation pure à la comédie musicale) et ses déplacements géographiques – elle tournera aux Etats-Unis, en Europe, en Asie, en Israël…). Un cinéma nomade qui n’oubliera pas ses racines juives d’Europe Centrale et son travail de mémoire – ses grands-parents et sa mère d’origine polonaise seront déportés à Auschwitz, seule sa mère en reviendra. La Shoah hante toute sa filmographie, également traversée par sa relation, intense, au judaïsme.

Au sein d’une œuvre marquée par sa radicalité et une puissance formelle souvent implacable et hypnotique, on retiendra plusieurs films qui ont marqué l’histoire du cinéma dit « moderne » et post Nouvelle Vague, en rupture avec la dramaturgie et la composition classiques.

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) présenté à la Quinzaine des réalisateurs lui apporte une reconnaissance internationale et demeure un titre emblématique du cinéma d’Akerman, approche hyperréaliste de la vie quotidienne d’une femme au foyer génialement interprétée par Delphine Seyrig. Film sur l’aliénation, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles dure 201 minutes et sa mise en scène procure une sensation de temps réel. Ce film d’Akerman jouera un rôle déterminant dans le travail de Gus Van Sant, Todd Haynes et Michael Haneke, de leur propre aveu.

L’année précédente un autre long métrage exceptionnel, Je, tu, il, elle, essai fictionnel en noir et blanc où Chantal Akerman filme à la première personne, se met en scène et parle du désir homosexuel avec une frontalité inédite. La partie centrale, un moment d’errance avec un camionneur avant les retrouvailles avec la femme aimée, révèle Niels Arestrup.

Après News from Home Chantal Akerman revient à un cinéma plus narratif avec Les Rendez-vous d’Anna (1978) road movie avec Aurore Clément, Toute une nuit (1982), Golden Eighties (1986) ou Nuit et Jour (1991). Un divan à New York (1996) avec Juliette Binoche et William Hurt, tourné en anglais, lui permet de toucher un plus large public. Grâce à une annonce dans le Herald Tribune, un psychanalyste new yorkais et une danseuse parisienne échangent leurs appartements sans se connaître. Série de quiproquos, humour juif et psychanalytique… Chantal Akerman s’invite dans l’univers de Woody Allen et réussit une comédie sentimentale américaine, avec des réminiscences lubitschiennes, qui est aussi une œuvre personnelle. Le film est beau mais Akerman gardera un souvenir amer de cette incursion dans le cinéma commercial, plus libre et indépendante dans les marges de la production, elle qui critiquera toujours l’idolâtrie des images et le star system assimilée au Veau d’or de l’Ancien Testament. Ses deux derniers grands longs métrages de fiction sont des adaptations littéraires, voyages mentaux à la lisière de l’onirisme, La Captive (2000) d’après Proust – nous y reviendrons à l’occasion de la rediffusion du film sur ARTE – et La Folie Almayer (2012), fascinante histoire d’amour fou entre un père colon et sa fille, moitié Malaisienne, d’après Joseph Conrad.

Mais une grande partie de l’œuvre d’Akerman était constituée d’essais documentaires sur des artistes, des questions géopolitiques ou des sujets plus autobiographiques. D’Est, Sud, De l’autre côté et Là-bas, des Etats-Unis à l’Europe de l’Est constituent une monumentale tétralogie sur le temps de l’exil.

 

Son ultime film, No Home Movie, journal intime consacré à sa mère bien-aimée qui avait survécu aux camps de concentration, décédée l’année dernière, avait été présenté cet été au Festival de Locarno. Sa distribution française est attendue en 2016.

Nous n’oublierons pas sa voix, ses yeux verts et son grand sourire, son intelligence vive et nous n’oublierons pas ses films, à voir et à revoir.

 

 

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