Il est bon d’être surpris par un film dont on n’attendait pas autant, d’être séduit et même enthousiasmé par une production à l’ambition démesurée mais au risque du kitsch absolu. Cloud Atlas dépasse les espérances et balaie les appréhensions accolées à ce type de projets à la fois naïfs et mégalomanes et au genre de la science-fiction humaniste et utopiste. Certes Matrix ce n’était pas rien (malgré deux suites faiblardes voire irregardables) et V pour Vendetta et Speed Racer séduisaient par leur caractère subversif (politique, économique, esthétique) et leur abstraction pop, chefs-d’œuvre de la culture geek.
Cloud Atlas réunit les qualités des films précédents des Wachowski et s’impose comme leur film le plus abouti et satisfaisant grâce à un supplément d’âme et de folie. Lana et Andy se sont adjoints les services de Tom Twyker en réalisateur de troisième équipe qui s’est quand même chargé de la moitié du tournage, coproduction allemande et studio Babelsberg obligent. Cloud Atlas est en effet un film indépendant, vendu comme « le film indépendant le plus cher jamais réalisé » par la campagne publicitaire : plus de 100 millions de dollars de budget pour un bide monumental au box office américain (comme V pour Vendetta et Speed Racer) qui sera sans doute difficile à renflouer avec les entrées mondiales mais n’a pas empêché des Wachowski de se mettre au travail sur leur prochain film : tant mieux.
On pensait assister à la projection d’un accident industriel doublé d’une anomalie cinématographique (ce que Cloud Atlas est aussi) mais c’est avant tout un beau film que l’on peut aimer sans réserves. Beau au-delà de ses fautes de goûts. Le bon goût n’est-il pas l’ennemi de la créativité en général, et du cinéma en particulier ? Les multiples personnalités et apparences physiques qu’endossent les acteurs au fil des six récits qui n’en forment qu’un peuvent faire sourire avec ces maquillages carnavalesques qui renvoient autant à un épisode de Star Trek qu’aux origines foraines du cinéma. Mais ils font partie du projet hors-normes des cinéastes. Ce mélange de croyance archaïque, d’artifices désuets et de haute technologie était aussi ce qui faisait la magie d’Holy Motors de Leos Carax, autre film mutant entre pré cinéma, Méliès et le XXIème siècle.
Cloud Atlas est beaucoup plus ample que le film de Carax car il ne se contente pas de raconter la vie d’un homme (déjà un vaste programme) mais celle de l’humanité (mission impossible mais qui devient presque une habitude dans le cinéma américain contemporain : voir The Tree of Life.)
Malgré son originalité Cloud Atlas revendique son attachement à toute une sous-culture de la science-fiction littéraire et cinématographique, avec parfois des citations explicites à l’intérieur du récit, comme Soleil vert par exemple, d’abord dans un dialogue puis en images, à deux époques différentes. C’est un film par et pour des amoureux du genre. Les thèmes de la métempsychose, de la réincarnation ou de « l’effet papillon » dépassent évidemment la sphère de la science-fiction et concernent aussi bien la religion que les mathématiques, mais ils ont été largement illustrées par les mythologies populaires. Clous Atlas ne se cantonne d’ailleurs pas à la science-fiction puisque chacune de ses histoires s’inscrit dans un genre cinématographique, de la comédie au drame historique en passant par le thriller politique des années 70.
Film mutant a-t-on écrit, film monde, symptomatique des nouvelles formes de narration (les séries télévisées sont passées par là) mais surtout film transgenre. C’est la dimension de manifeste et la singularité la plus remarquable, et aussi la plus intime de Cloud Atlas. La présentation du film au Festival de Toronto et sa promotion médiatique ont coïncidé avec la première apparition publique de Lana (ex Larry) Wachowski après son changement de sexe. On a déjà vu des films où les comédiens interprétaient plusieurs personnages, prétextes à des performances transformistes et burlesques (comme Peter Sellers dans Docteur Folamour.) Ici les mêmes acteurs et actrices se glissent dans des enveloppes physiques différentes et changent systématiquement de sexe, de race et d’époque. Plus qu’un gadget c’est tout un programme, l’idée que le corps n’est qu’une enveloppe interchangeable et que notre âme peut voyager et s’incarner dans plusieurs êtres qui n’en forment qu’un. Une philosophie qu’on peut juger fumeuse, mais qui confère au film une architecture et une musicalité souvent bluffantes, correspondance cinématographique de l’expérience vécue dans son propre corps par l’un(e) des trois réalisateurs.
La complexité narrative de Cloud Atlas est au service d’une idée simple et universelle, illustrée par diverses histoires et situations : la lutte d’individus au statut plus ou moins messianique pour la liberté contre un système injuste ou totalitaire, avec comme fil conducteur l’esclavagisme et l’enfermement. Une thématique déjà abordée dans V pour Vendetta, qui trouve ses racines dans l’épisode historique de Cloud Atlas qui aborde directement la traite des Noirs en 1849, et son accomplissement dans le segment futuriste situé dans le Néo Séoul. C’est notre segment préféré car c’est le plus sombre et le plus pessimiste, mais aussi le plus mélodramatique, sorte de remake inversé du Métropolis de Lang où l’espoir et la rébellion sont impitoyablement réprimés dans un univers concentrationnaire que nous découvrons au travers du regard d’une employée esclave qui va se révolter et tomber amoureuse de son sauveur. La jeune femme est interprétée par la belle Doona Bae, formidable actrice coréenne qu’on avait déjà admiré dans The Host de Bong Joon-ho, et elle mérite à elle seule qu’on se précipite à Cloud Atlas. Le métissage que prône les Wachowski n’est pas seulement affaire de prothèses, d’effets spéciaux ou de discours idéalisé sur la globalisation. La décision de confier deux des rôles principaux de leur saga à deux femmes non caucasiennes (Halle Berry, Doona Bae) est suffisamment rare dans le cinéma hollywoodien (mais ce film est-il vraiment hollywoodien, et même américain ?) pour être saluée. N’allons pas jusqu’à parler de courage, mais appelons cela du panache, ce dont Cloud Atlas ne manque pas, à tous ses – multiples – étages.
PS 1 : Troisième film américain en quelques mois à parler, après Django Unchained et Lincoln, de l’esclavage.
PS 2 : Surprise de retrouver au générique de Cloud Atlas un acteur britannique, Jim Broadbent, qu’on ne connaissait que pour son appartenance à la petite troupe de Mike Leigh (alors qu’il avait déjà joué, excusez notre ignorance, dans de nombreux blockbusters des deux côtés de l’Atlantique.)
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