Olivier Père

L’Armée des ténèbres de Sam Raimi

A partir du 6 mars on pourra faire l’acquisition en DVD ou Blu-ray, grâce à Filmédia, de L’Armée des ténèbres (Army of Darkness, 1992) de Sam Raimi. Ce coffret propose le film dans trois versions : américaine, internationale et « director’s cut ». Entreprise comme la troisième partie de la saga Evil Dead qui avait apporté la célébrité au jeune cinéaste, cette production s’affranchit bientôt des films d’horreur précédents de Raimi malgré des points communs évidents : le héros s’appelle Ash, il combat des démons réveillés par le livre maudit du Necronomicon et il est toujours interprété par Bruce Campbell, l’acteur fétiche de Sam Raimi. Le prologue de L’Armée des ténèbres installe d’ailleurs un semblant de continuité en réutilisant des images d’Evil Dead 2. Cependant Sam Raimi adopte très vite un style et un ton plus ouvertement parodiques et référencés qui permettent au cinéaste cinéphile de rendre hommage à plusieurs genres. Il y a d’abord les films d’Heroic fantasy et d’aventures fantastiques tels qu’en produisait Charles H. Schneer dans les années 60, souvent avec la complicité du grand créateur d’effets spéciaux et spécialiste de la « stop motion » (animation image par image de marionnettes) Ray Harryhausen. L’action du film se déroule en effet dans un XIIIème siècle de fantaisie (celui de Jack le tueur de géants par exemple) et l’armée des ténèbres avec son cortège de guerriers squelettes grimaçants renvoie à une fameuse scène de Jason et les Argonautes. Le voyage dans le temps et dans l’espace d’Ash (un Américain moyen se retrouve propulsé dans l’Angleterre médiévale évoque plusieurs films sur les paradoxes temporels et en particulier Un Yankee à la cour du roi Arthur (A Connecticut Yankee in King’s Arthur Court, 1949) de Tay Garnett d’après Mark Twain, comédie très populaire aux Etats-Unis avec Bing Crosby. Les nombreuses scènes d’action et d’épouvante, traitées sur un mode burlesque, sont autant de clins d’œil aux « cartoons » hollywoodiens. Le corps martyrisé, hystérisé, multiplié, métamorphosé (il se bat contre des doubles miniatures, une seconde tête lui pousse sur l’épaule) de Bruce Campbell, qui se prête avec malice et docilité aux caprices les plus fous de Sam Raimi est une incarnation rêvée, en chair et en os (plus un peu de latex) des délires des animateurs américains Chuck Jones et Tex Avery.

L'Armée des ténèbres

L’Armée des ténèbres

Le sadisme rigolard de nombreuses situations avec coups et blessures renvoie aussi directement aux films des Three Stooges (connus en France sous le nom des Trois Corniauds, les rois des comiques mal élevés, éructant, torrentiels et démentiels, machines à grimaces adaptes du travestissement, de la violence physique et de la régression infantile, et véritables plaisir coupables de plusieurs cinéphiles (Sam Raimi, John Landis et aussi les frères Farrelly qui leur consacreront un film en 2012.)

Ce qui différencie principalement le montage du réalisateur et les versions exploitées aux Etats-Unis et dans le monde, c’est la conclusion du film. La fin de Sam Raimi fut refusée par le studio qui la jugea trop pessimiste. Ash voyage dans le temps pour retrouver le XXème siècle grâce à une potion magique, mais il se trompe dans le dosage et découvre un paysage dévasté de ruines post apocalyptiques. Ce final surprenant de cruauté évoquait à la fois La Machine à explorer le temps de George Pal et La Planète des singes de Franklin J. Schaffner. L’épilogue qui a dû être tourné en remplacement par Raimi propose un retour au monde quotidien de Ash, employé dans un magasin de bricolage. L’apparition soudaine d’un démon permettra à notre héros de renouer avec ses vieilles habitudes et de poursuivre ses actes de bravoure chevaleresque à notre époque. Il y a aussi une brève scène d’amour qui existe dans le « director’s cut » et la version internationale mais a disparu pour la prude Amérique.

Les suppléments permettent de découvrir plusieurs scènes qui ont disparu du montage, notamment une version beaucoup plus longue de la scène du moulin à vent, dans lequel Ash poursuivi par les forces démoniaques dans la forêt se réfugie. Ce montage est très beau car il installe une ambiance fantastique nocturne et très atmosphérique, avec comme seul son le grincement des ailes du moulin. Anormalement lente et étirée, cette scène fait penser aux films de Mario Bava, Sergio Leone et même au Kwaidan de Kobayashi. L’échec critique et commercial de L’Armée des ténèbres, après celui de Darkman et d’Evil Dead 2, va conduire Raimi à des choix de films de plus en plus normalisés et intégrés dans le systèmes des « blockbusters » produits par les studios, comme la franchise « Spider-Man ». Dommage car il fut sans doute l’un des premiers cinéastes (L’Armée des ténèbres sortit la même année que Reservoir Dogs) à jouer avec ses souvenirs et ses enthousiasmes de spectateurs en en faisant la matière même de ses films, et à clamer son amour à tout un pan de l’histoire cinéma réputé sans valeur et sans noblesse. Plaisir de revoir ce « director’s cut » de L’Armée des ténèbres miraculeusement découvert en avant-première à la Cinémathèque française dans la salle du Palais de Chaillot lors d’une nuit du cinéma fantastique où avait aussi été projeté un épisode des Templiers morts-vivants espagnols de Armando de Ossorio. Epoque déjà lointaine du cinéma fantastique avant le numérique, où les techniques d’animation image par image, de maquillages spéciaux et de transparences n’avaient pas beaucoup évolué depuis les années 30. Cela confère à cette armée des ténèbres un charme nostalgique et poétique ajouté, qui la rend encore plus sympathique.

 

 

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