Olivier Père

John Carpenter

Assaut (1976)

Assaut (1976)

Assaut (Assault on Precint 13, 1976) vient de sortir en France dans une édition blu-ray (chez Metropolitan Filmexport) qui rend justice à la force visuelle d’un film de pure mise en scène, avec un sens du cadre, du rythme et de l’espace toujours aussi impressionnants. Ce – presque – coup d’essai (Carpenter avait réalisé auparavant Dark Star, sympathique film de science-fiction à l’humour potache) est un coup de maître, et Carpenter a rarement fait mieux ensuite, à l’exception de son chef-d’œuvre, The Thing en 1982.

John Carpenter (photo en tête de texte sur le tournage des Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin) appartient à la génération des cinéastes (principalement George A. Romero, Wes Craven, David Cronenberg, Tobe Hooper, Brian De Palma, Dario Argento) qui, au début des années 70, bouleversèrent à des degrés divers les conventions du cinéma de genre (en l’occurrence, le fantastique, l’horreur et la science-fiction) et le firent entrer dans l’ère du questionnement, du maniérisme ou de la référence cinéphilique.

La Nuit des masques (1978)

La Nuit des masques (1978)

Il est parvenu en seize longs métrages à fédérer le public fantasticophile autour de caractéristiques remarquables : son attachement indéfectible aux genres populaires (épouvante, western), dont la relecture moderniste n’est jamais irrespectueuse ou vile ; la délimitation draconienne de son champ d’investigations cinématographiques (le ressassement tout au long de ses films de quelques figures rhétoriques comme l’Invisible, le Mal, la Peur ; enfin un style sophistiqué, une plasticité triomphante, une forme à la fois ostentatoire (le choix systématique de l’écran large, les effets spéciaux sonores et visuels, une influence diluée du baroquisme léonien) et épurée (la prédilection pour les espaces vides, les scénarios minimalistes, les actions rares et répétitives) qui rendent ses films immédiatement reconnaissables aussi bien pour le critique de cinéma éclairé que pour le spectateur des salles de boulevards ou le loueur de DVD. Pour toute une génération de cinéphiles, qui grandit à la fin des années 70 ou au début des années 80, John Carpenter fut le cinéaste de formidables films de genre comme Assaut, La Nuit des masques (Halloween, 1978), Fog ou The Thing, chefs-d’œuvre de contrebande du cinéma américain de cette époque. Il s’agit de ma génération, et je n’ai aucune honte à avouer qu’adolescent j’ai souvent découvert les films de Carpenter et De Palma au moment de leurs sorties avant de voir et d’admirer leurs modèles signés Hawks et Hitchcock à la télévision. Serge Daney a vécu avec Rio Bravo ; désormais c’est une réplique du film de Hawks, Assaut de John Carpenter, qui regarde vieillir une génération de cinéphiles.

Fog (The Fog, 1980) est le grand film d’un petit maître. Carpenter réalise une très belle histoire de fantômes, où il s’agit moins de faire peur à tout prix que de montrer une apparition surnaturelle de la meilleure façon possible.

Fog (1980)

Fog (1980)

Antonio Bay s’apprête à célébrer le premier centenaire de sa naissance. Mais les habitants de ce paisible port de pêche semblent ignorer que leurs ancêtres étaient des écumeurs qui fondèrent la ville grâce aux richesses pillées dans le navire en détresse dont ils provoquèrent le naufrage. Cent ans plus tard, les marins du vaisseau fantôme reviennent se venger, accompagnés d’un brouillard surnaturel. Cette histoire fantastique à l’ancienne, sous le haut patronage d’Edgar Allan Poe, Val Lewton et Robert Louis Stevenson, est l’un des meilleurs films de John Carpenter, qui n’a jamais aussi bien utilisé l’écran large et exploré les différentes façons de susciter la peur ou l’inquiétude en partant de presque rien et du quotidien. Le brouillard lumineux qui envahit régulièrement le cadre devient alors une métaphore astucieuse du fantastique selon Carpenter, un état intermédiaire entre le visible et l’invisible, une manifestation météorologique qui dissimule une essence maléfique. Le brouillard ne sert pas seulement à masquer l’avancée des spectres meurtriers, il symbolise également la mauvaise conscience de la collectivité.  Le « fog » vient débarrasser les habitants de la culpabilité et des vilains secrets qu’ils n’ont pas voulu découvrir eux-mêmes. Carpenter se révèle un excellent disciple des poètes de la série B, capable d’instaurer une atmosphère fantastique à l’aide d’éléments aussi ténus que le vent, la nuit ou le « fog », mais aussi de donner vie à des personnages en les dessinant très vite, telles des esquisses, sans les traiter comme dans la plupart des films d’horreur ou les comédiens sont des pantins qui attentent leur exécution ou leur salut.

Christine (1983)

Christine (1983)

Christine (1983)

Christine (1983)

Après une série B de science-fiction qui lorgne vers les westerns de Sergio Leone, New York 1997 (Escape from New York, 1981), sympathique mais mineur), John Carpenter réalise The Thing (1982), qui pousse la méthode du cinéaste à son point d’aboutissement esthétique et thématique. Bénéficiant qu’un gros budget (il s’agit d’un film de studio, Universal), Carpenter a pour la première fois recours à des effets spéciaux très sophistiqués pour l’époque (c’était bien avant les trucages digitaux et le « morphing ») qui permettent au film de marquer un jalon dans l’histoire du cinéma fantastique. Décrié à sa sortie à causes de ses excès démonstratifs et même exhibitionnistes (à l’instar de deux autres grands remakes des années 80, La Féline de Paul Schrader et Scarface de Brian De Palma), et de sa volonté morbide d’expliciter des forces maléfiques abstraites, le film s’avère précurseur de l’intérêt croissant de certains cinéastes des années 90 pour la paranoïa, l’organique, la métamorphose et l’abjection (Cronenberg, Lynch, le Ferrara de Body Snatchers.)

Réalisé avec l’échec commercial injuste de son monstrueux remake du film d’Howard Hawks et Christian Nyby The Thing, Christine (1983) de John Carpenter ressemble dans la carrière du cinéaste à une tentative de cinéma fantastique plus rassurant, du moins plus acceptable pour le grand public. Adaptation d’un best seller de Stephen King, Christine évoque comme Carrie les tourments de l’adolescence et de la puberté. Arnie, un garçon complexé, va tomber sous le charme maléfique d’une Plymouth Furie 1958 rouge sang, voiture particulièrement possessive et jalouse qui tue tous ceux qui osent se mettre entre elle et son jeune propriétaire. Si Christine ne figure pas parmi les titres essentiels de John Carpenter, il permet au cinéaste d’explorer son thème de prédilection, le Mal et ses incarnations les plus inattendues. Alors en pleine possession de ses moyens, Carpenter pouvait encore s’atteler à une histoire classique d’envoûtement et la rendre visuellement excitante par son remarquable sens du cadre et de l’espace. J’ai une relation sentimentale particulière à Christine puisque c’est le premier film de Carpenter que j’ai vu, découvert à l’âge de douze ans la semaine de sa sortie, dans une salle de Saint-Etienne.

Le Village des damnés (1995)

Le Village des damnés (1995)

Starman (1984) et Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin (Big Trouble in Little China, 1986), honnêtes films de genre bénéficiant d’une belle imagination visuelle, sont des échecs critiques et commerciaux qui conduisent Carpenter à se retrancher vers une économie de série B, avec deux films qui font preuve d’une véritable radicalité esthétique : Prince des ténèbres (Prince of Darkness, 1987) et Invasion Los Angeles (They Live, 1988) qui par leur dépouillement et leur agressivité comptent parmi les films les plus intéressants de Carpenter. Retour au film de studio, Les Aventures d’un homme invisible (Memoirs of an Invisible Man, 1992) n’est pas convaincant, tandis que L’Antre de la folie (In the Mouth of Madness, 1994) embarque Carpenter dans une entreprise réflexive, littéraire et surréaliste qui ne lui convient guère.

Le Village des damnés (Village of the Damned, 1995) est un remake du film anglais homonyme de Wolf Rilla, adapté d’un roman de John Wyndham, et petit classique de la science-fiction des années 60. Les habitants du village de Midwich se retrouvent un jour mystérieusement endormis sans que personne ne puisse expliquer le phénomène, qui provoque la grossesse inexpliquée de dix villageoises. Quelques années plus tard, les enfants ont grandi et s’avèrent dotés de pouvoirs paranormaux et d’une intelligence très supérieure à la moyenne… Comme Abel Ferrara et son Body Snatchers, énième version d’une histoire archétypale, John Carpenter prend en compte la connaissance préalable du spectateur, et ne perd pas son temps en explications inutiles. John Carpenter se plaît à visiter ses sujets d’admiration (le cinéma d’Howard Hawks, les classiques de la série B) pour les moderniser à sa façon : le style de Carpenter est un mélange d’abstraction formelle, de réflexion sur le genre et de trivialité. Comme à son habitude, il s’intéresse ici aux métamorphoses du Mal, qui prend cette fois-ci la forme d’un groupe de têtes blondes à l’angélisme pervers. C’est le dernier film brillant du cinéaste, qui signe une œuvre épurée où la peur surgit d’un simple détail, grâce à un recours subtil et discret aux effets spéciaux. À l’instar de Fog, un des chefs-d’œuvre de Carpenter, la mise en scène élégante utilise l’écran large pour transformer le décor familier d’une petite ville côtière en un espace inquiétant. Le cinéaste tourne le dos au cinéma fantastique contemporain en filmant avec sérieux et sans la moindre note d’ironie un récit de paranoïa adulte.

Après ce film néo-classique, Carpenter réalise un film postmoderne. Escape from LA (Los Angeles 2013, 1996) est la suite remake de New York 1997 réalisé quinze ans plus tard. Ce film (volontairement ?) très laid mime l’esthétique de la mauvaise bande dessinée, des jeux vidéo et de tous les nouveaux supports des images virtuelles pour mieux ridiculiser la société spectaculaire et la renvoyer au néant. Carpenter adopte dans cette sorte de testament anticipé un ton volontiers pamphlétaire mais sans nuance, et applique jusqu’à l’absurde les principes de programmation et de simulations qui régissent le nouveau cinéma d’action américain. Le pessimisme est de rigueur, et Los Angeles 2013 ne se contente pas de prophétiser la mort du cinéma : il l’enregistre.

Vampires (1998) commence plutôt bien avec un massacre de vampires perpétré par James Woods et sa bande de mercenaires. Mais ce western fantastique, mixture de La Horde sauvage et des séries B d’horreur, se termine en eau de boudin. Miné par un budget de misère, Carpenter a perdu son punch et son élégance.

Ghosts of Mars (2001), l’avant-dernier film de John Carpenter – à ce jour – pour le cinéma est un horrible navet qui a eu le douteux privilège de bénéficier en France de l’indulgence ou de l’aveuglement d’un poignée irréductibles défenseurs du cinéaste d’Halloween et The Thing. Quant à The Ward, qui vient lui aussi de sortir en DVD et blu-ray en France, nous lui avons déjà consacré un texte sur ce blog : http://olivierpere.wordpress.com/2011/10/31/the-ward-de-john-carpenter/

The Thing (1982)

The Thing (1982)

The Thing (1982)

The Thing (1982)

A partir de The Thing, les films de Carpenter, qu’ils soient raté ou réussis, dénoncent un cinéaste engoncé dans des procédés filmiques qui virent à la facilité ou pire, à une trop grande confiance dans ses moyens. Dès New York 1997 Carpenter remploie de façon gratuite et dénuée de sens certains de ses trucs comme l’utilisation systématique de la profondeur de champ. Les films se ressemblent et forment un ensemble cohérent mais ils sont, osons la réprimande, de moins en moins bons. Nous assistons à une lente dégradation du style et de l’ambition du cinéaste qui aboutit dans Vampires et Ghosts of Mars à un résultat médiocre et souvent proche de l’idiotie, un avachissement formel qui rend Vampires, avec ses ralentis stériles singeant La Horde sauvage, presque irregardable. Confondant dans Los Angeles 2013, Vampires et Ghosts of Mars vulgarité et trivialité, férocité et cynisme revanchard, style et effets de signature, Carpenter est de surcroît incapable de dévier, ce serait-ce qu’insensiblement (c’est-à-dire sans quitter le domaine du fantastique) de son système de représentation. Ses incursions décevantes dans le sérial (Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin), de la comédie (Les Aventures d’un homme invisible) ou de l’essai réflexif (L’Antre de la folie) le prouvent. La dimension politique du cinéma de Carpenter est également trop monolithique. Il manque au nihilisme de Carpenter la dimension tragique et mélancolique d’un Peckinpah. Carpenter, excellent formaliste des années 70, trop admiré, a fini par décevoir, victime du système, des autres et de lui-même, affaibli par de trop nombreux échecs commerciaux et une incapacité à trouver sa place au sein des studios hollywoodiens. Dans les années 90 tout est hélas devenu trop lourd dans le cinéma de Carpenter, du style aux idées, pour ne pas l’identifier comme un simulacre d’auteur.

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