Olivier Père

Cutter’s Way de Ivan Passer au Festival de Fribourg

Lorsque mon ami Thierry Jobin, nouveau directeur artistique du Festival de Fribourg qui démarre aujourd’hui (jusqu’au 31 mars) m’a demandé de choisir un film pour une carte blanche au Festival de Locarno lors de sa première édition à la tête de la manifestation suisse, j’ai immédiatement pensé à Cutter’s Way de Ivan Passer, film que j’adore et qui est rarement montré en salles depuis sa sortie trop discrète en 1981. Quand on a la possibilité de montrer un film, autant porter son dévolu sur un titre méconnu et magnifique, afin d’augmenter le nombre de ses admirateurs. Thierry a non seulement trouvé une copie numérique (le film vient d’être restauré) mais il a invité le réalisateur Ivan Passer ! Un aubaine pour moi qui pourrait revoir le film (le jeudi 29 mars à 20h30) et modérer une leçon de cinéma avec son auteur le lendemain (de midi à 14h, même endroit, le Cap’ciné). J’espère que les spectateurs et cinéphiles qui assisteront au festival profiteront également de cette occasion pour découvrir un film génial et un cinéaste qui s’est fait très discret depuis plusieurs années mais qui compte à son palmarès une poignée de longs métrages exceptionnels.

Né en 1933, Ivan Passer est l’un des principaux chefs de file de la Nouvelle Vague tchécoslovaque. Il coécrit Les Amours d’un blonde (1965) et Au feu des pompiers ! (1967) de son ami Milos Forman et réalise son premier long en 1965, Eclairage intime, qui voit le triomphe précoce de l’humour et de la poésie de son auteur. Après la répression du printemps de Prague en 1968, Passer s’exile aux Etats-Unis où il poursuit une carrière hétéroclite. Ses meilleurs films américains sont Born to Win (1971) et Cutter’s Way (1981), paradoxalement les plus sombres dans une filmographie qui privilégie la comédie et la satire (La Loi et la Pagaille, Creator…)

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Si le cinéma américain des années 70 participa à la remise en question des valeurs, des mythes et des récits édifiés par le classicisme hollywoodien, alors Cutter’s Way (1981) est à la fois le point culminant de le chant du cygne de cette ère du soupçon. Difficile de faire plus noir, désespéré et pessimiste que Cutter’s Way d’Ivan Passer, réalisé dix ans après les débuts fracassants du cinéaste tchèque aux Etats-Unis avec Born to Win (1971, avec George Segal) chef-d’œuvre trop méconnu qui demeure le film le plus sensible, réaliste et cruel sur l’addiction à la drogue.

Cutter’s Way est en apparence une relecture moderne du film noir, à la manière du Privé de Robert Altman ou Chinatown de Roman Polanski : l’enquête policière sert de prétexte pour peindre une communauté (ici la paisible et prospère Santa Barbara en Californie) et une galerie de personnages pittoresques et marginaux. Plus profondément, Cutter’s Way dresse le bilan désastreux d’une nation qui a laissé ses dernières illusions dans le conflit vietnamien et d’une société rongée par la corruption. Le personnage de Cutter, fils de bonne famille revenu estropié du Vietnam (borgne, un bras et une jambe en moins) est le héros américain réduit à l’état de ruine, vociférant et ricanant. Cutter se suicide à petit feu à l’alcool dans les bouges de la villes, tandis que Bone, le prolétaire au physique d’apollon, larbin des riches le jour et gigolo de leurs femmes la nuit, est maladivement attaché à son meilleur ami : culpabilité du planqué resté au pays pendant que son copain, plus brillant que lui, sautait sur une mine ; culpabilité de l’homme valide et séduisant amoureux de la femme de son ami. Physiquement et moralement en loque, Cutter est pourtant une sorte d’oracle, voyant extra-lucide qui balaie la piste paranoïaque ébauchée par le film, dénonçant aussi bien la bonne conscience occidentale, pacifiste et antiraciste, que le fascisme rampant et le capitalisme sauvage qui règnent sans partage sous le soleil de la Californie. Un dernier sursaut de courage et d’héroïsme offrira aux protagonistes de cette ténébreuse affaire l’opportunité d’une fin sacrificielle et rédemptrice, où la mort apparaît comme la seule véritable justice, et le seul moyen de retrouver la dignité. Cutter’s Way est sans doute un film aussi important et politique que La Porte du paradis de Michael Cimino réalisé la même année, également pour United Artists. On retrouve d’ailleurs l’excellent Jeff Bridges au générique des deux films (deux voyages au bout de la nuit, deux visions romantiques et catastrophées de la civilisation américaine) tandis que John Heard (Cutter) et Lisa Eichhorn (Mo) délivrent des performances inoubliables, sans doute les plus sous-estimées du cinéma contemporain. Dénué de toute esbroufe, restituant avec intelligence l’ambiance des histoires de détectives pour mieux les transcender, le film d’Ivan Passer offre aussi l’évocation sensible d’un magnifique et tragique triangle amoureux, uni dans l’échec et la tristesse.

Catégories : Actualités

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