Olivier Père

Le Poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan

Découvert au Festival de Cannes où il était présenté en compétition, Le Poirier sauvage (Ahlat Agaci) est le huitième long métrage de Nuri Bilge Ceylan, auteur d’une œuvre qui s’est imposée en vingt ans comme l’une des plus importantes du cinéma mondial. On a souvent souligné l’influence des grands écrivains russes sur Nuri Bilge Ceylan. Le Poirier sauvage, qui dresse le portrait d’un jeune homme aux ambitions déçues réveille le souvenir de la lecture de Flaubert, Balzac ou Stendhal. Il est rare que le cinéma contemporain rejoigne dans le style, la forme et les idées les génies littéraires du XIXème siècle, y compris dans leur rapport à la modernité, à la création et au romanesque. Les films de Ceylan y parviennent, de manière magistrale et superbement inactuelle, indifférents aux modes et aux conventions.

Sinan est un jeune homme qui revient dans sa ville natale, Çanakkale, située sur les bords du détroit des Dardanelles, après avoir terminé ses études supérieures. Dans l’incertitude de son avenir, il est habité du désir de publier un essai romanesque qu’il a écrit, fruit de ses réflexions critiques sur sa région et son époque.

Tableau de la vie provinciale turque (mais le constat est universel), Le Poirier sauvage décrit les espoirs et les désillusions d’un aspirant écrivain, empêtré dans ses complexes et sa détestation de la société dans laquelle il a grandi et dont il essaye de s’extraire, pour échapper à un destin tout tracé. Sinan éprouve de la colère envers un père déficient, instituteur qui a gâché sa carrière en raison d’une apparente faiblesse de caractère et de son penchant pour les jeux d’argent. Ses vices et son irresponsabilité ont conduit sa famille tout droit vers la misère, condition acceptée avec résignation par son épouse, mais qui plonge son fils dans des gouffres de ressentiment et d’aigreur. Le ressentiment de Sinan s’exprime aussi envers certaines personnalités locales qu’il croise sur son chemin, un écrivain régional pédant ou un entrepreneur inculte aux prétentions de mécène. Ces joutes oratoires permettent à Sinan de déployer un humour sarcastique, qui ne le tient pas à l’abri des humiliations. Nuri Bilge Ceylan a souvent dépeint sous un jour très noir l’humanité, ses médiocrités et ses bassesses. On aurait tort de limiter son cinéma à l’art d’un misanthrope, amer et formaliste. Le Poirier sauvage est sans doute le film de Ceylan, depuis ses débuts, qui laisse le plus de place au doute, à l’émotion et au tremblement, avec même une pointe inattendue d’humour, grinçant ou absurde. Ceylan a atteint un tel degré de maîtrise qu’il ne cherche plus la perfection. Ses images sont toujours aussi belles, mais leur picturalité dépasse une recherche formelle glacée. La composition des plans semble volontairement moins rigoureuse que dans certains de ses derniers films, tout en continuant de sublimer la splendeur sauvage des paysages d’Anatolie. Des cadres très amples embrassent des panoramas urbains ou campagnards, dans lesquels le protagoniste, simple silhouette, évolue comme écrasé par l’immobilisme de sa région et le poids de l’Histoire. Peintre, photographe, NBC l’est tout autant qu’écrivain. Jamais les mots n’auront occupé une place aussi importante que dans son nouveau film. Les dialogues provoquent l’admiration par leur précision et leur intelligence. Abondants, ils ne confinent absolument pas au verbiage et structurent des séquences entières où l’on assiste au cheminement de la pensée du protagoniste, ou à l’évolution de ses relations avec ses parents. Les réunions de famille donnent naissance à des scènes d’une intensité extraordinaire, merveilleusement interprété. Le cœur du film et son point culminant concernent les relations entre le père et son fils, avec une révélation tardive qui va bouleverser le jeune écrivain et rapprocher les deux hommes. Ces retrouvailles aussi inoubliables qu’inattendues, en contradiction avec le pessimisme foncier du film, éclaire Le Poirier sauvage d’une lueur réconciliatrice. NBC n’est pas un cœur sec et parvient à nous émouvoir avec des personnages que nous apprenons à connaître et à aimer au bout de ce film fleuve, d’une ampleur visuelle et romanesque hors du commun. Le Poirier sauvage se révèle d’une richesse exceptionnelle, y compris dans sa narration faussement linéaire, capable d’introduire de subtils passages oniriques – la nature des images y est parfois trompeuse – ou de résumer un long service militaire en un seul et sublime plan muet et poétique.

Sortie le 8 août, distribué par Memento Films Distribution.

 

 

 

 

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Un commentaire

  1. Bertrand Marchal dit :

    Je ne pense pas que Ceylan soit un misanthrope. Dans ce film, qui est son meilleur à mon avis, il arrive comme aucun autre cinéaste à parler de la figure de l’artiste au sein de la société, mieux que dans Winter Sleep à mon avis; peut-être parce que le personnage de Sinan est plus jeune, plus impatient que celui du chroniqueur égocentrique et plein de préjugés rancis de W.S.

    C’est la société turque rurale ici, ça pourrait-être n’importe où: comment faire une œuvre, la fait-on contre ou avec, que faire de ses racines, comment les surpasser, comment les intégrer. Est-on davantage soi-même dans la singularité radicale ou dans la fidélité à une tradition. L’art se nourrit-il de la colère, est-on moins artiste quand on accepte les compromis.

    C’est une réflexion très riche que Ceylan arrive a dérouler au fil d’une histoire très matérielle, très ancrée dans la terre. Le puits étant évidemment l’incarnation de ce point ou la matière rencontre l’absolu.

    Superbe cinéaste. J’ai hâte de voir son dernier film dont je n’ai rien voulu savoir avant de m’assoir devant l’écran- pareil avec dernier de Jonathan Glazer: quand j’anticipe de la grandeur, je veux accueillir l’œuvre sans rien en avoir lu.

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