Olivier Père

Les Temps modernes de Charles Chaplin

Dimanche 31 décembre ARTE consacre sa soirée à Charles Chaplin avec la diffusion à 20h50 des Temps modernes (Modern Times, 1936) qui marque la dernière apparition de Charlot à l’écran. Le film suivant de Chaplin, Le Dictateur, montrera que la moustache de l’éternel vagabond a été volée par un autre petit brun, aussi haineux que Charlot était teigneux. Mis bout à bout, les nombreux courts métrages et quelques longs réalisés entre 1914 et 1936 forment la biographie d’un personnage destiné à devenir un mythe, et laissent entrevoir l’évolution symétrique de Charlot et de Chaplin. Le burlesque concède de plus en plus de place au mélodrame, les larmes se disputent aux rires, le tragique au comique et, dans Les Temps modernes, les intentions politiques et sociales de Chaplin se font particulièrement virulentes. Le film est une satire de la mécanisation et des cadences infernales auxquelles sont soumis les ouvriers des usines. Une image symbolise à elle seule le propos du cinéaste et le film tout entier : Charlot prisonnier des engrenages d’une machine infernale. Cette partie sur le travail à la chaîne, inspiré du film de René Clair À nous la liberté, ne constitue que les premières minutes du film. Cependant, cette métaphore de la mécanisation du monde, jusque dans ses pannes sèches (la crise économique, le chômage et la misère) va filer tout au long du métrage où Charlot, projeté dans le monde moderne, va sans cesse se heurter aux structures de la vie sociale, rigidement encadrées par les forces de l’ordre et du patronat. La profusion de gags et de quiproquos, qui montrent Charlot comme un individu ontologiquement réfractaire à toute forme d’autorité ou de discipline, sidère par sa perfection. La mise en scène, qui place le corps de l’acteur, prodigieux d’invention et d’élégance, au cœur de son système, brille par sa précision. Impossible de citer les nombreuses scènes d’anthologie : le drapeau ramassé par hasard transformant charlot en meneur de grévistes (repris par Leone dans Il était une fois la révolution et par Argento dans Le cinque giornate) ; le patinage dans le grand magasin, la vie rêvée de couple… On aurait tort de concevoir le film comme une succession de sketches, tant la mise en scène de Chaplin dissimule sa sophistication sous une invisibilité de façade.

Si Les Temps modernes en particulier – sans doute le film le plus parfait de son auteur – et l’œuvre de Chaplin en général peuvent prétendre à l’éternité, et suscitent autant d’admiration vivante, sans le respect dû aux pièces de musée, c’est parce que l’art de Chaplin a toujours défié son époque et les modes. Réfractaire au cinéma parlant, Chaplin a prolongé la pratique du cinéma muet au-delà du raisonnable, seul contre tous, en jouant les bruitages contre les dialogues, la musique contre les discours. Il est significatif que les premiers sons émis par la bouche de Charlot, à la fin du film, se révèlent un galimatias d’onomatopées fredonnées à la place des paroles impossibles à retenir d’une chanson de cabaret. Universel, le cinéma de Chaplin recule l’échéance du doublage ou du sous-titrage, refuse de se soumettre à des techniques coupables de créer une distance entre le film et le public populaire de la planète entière. Le cinéma comme étendard de la liberté, pour le monde et contre la société ; la mise en scène comme enregistrement du réel ; la parole comme obstacle au sens et aux sentiments : des temps difficiles pour un film moderne, intemporel donc toujours d’actualité.

Les Temps modernes est disponible en télévision de rattrapage pendant sept jours sur le site d’ARTE.

 

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