Olivier Père

Center Stage – entretien avec Maggie Cheung

 Nous avions rencontré Maggie Cheung à l’orée de sa carrière internationale inaugurée par Irma Vep d’Olivier Assayas. Elle était à ce moment-là pressentie pour interpréter le rôle principal d’une superproduction hollywoodienne, Mémoires d’une Geisha sous la direction de Steven Spielberg (le film sera finalement réalisé en 2005 par Rob Marshall, avec Zhang Ziyi). Maggie Cheung était déjà à l’époque, du moins pour les cinéphiles français, la plus délicieuse révélation du nouveau cinéma de Hong Kong – femme flic acrobatique dans les comédies grand public de Jackie Chan, charmeuse à la beauté irréelle dans les féeries de Tsui Hark (Green Snake), égérie postmoderne de Wong Kar Wai (Nos années sauvages, Les Cendres du temps). Nous allions découvrir, grâce à Jean-Pierre Dionnet qui avait œuvré à la distribution tardive du film en France, qu’elle avait rencontré dès 1992 l’un des rôles de sa vie : celui de l’actrice Ruan Lingyu, star des années 30 resurgie de l’oubli grâce à la passion du cinéaste Stanley Kwan. Center Stage est porté par le talent et la beauté d’une comédienne extraordinaire. Le film de Kwan permit à Maggie Cheung, couverte de lauriers dans les festivals du monde entier (elle reçut notamment le prix d’interprétation féminine à la Berlinale et au Festival de Hong Kong), de passer à Hong Kong du statut de vedette adulée à celui de comédienne respectée. En 2002, Maggie Cheung triomphe dans Hero de Zhang Yimou, aux côtés de Jet Lee, Tony Leung, Zhang Ziyi, Donnie Yen… En 2004, elle a obtenu le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes pour Clean d’Olivier Assayas. En 2007, elle décide d’arrêter le cinéma pour se consacrer à d’autres activités artistiques : la peinture et la musique notamment.

 

Nous sommes en 1999, Center Stage est sorti en 1992 à Hong Kong…

Sept ans… C’est si loin, j’avais presque oublié l’importance de ce film pour moi à l’époque, combien je me suis battu pour obtenir le rôle, son impact ensuite. J’ai envie d’accompagner le film partout où il sera distribué.

Connaissiez-vous Ruan Lingyu ?

De nom. Je savais combien c’était une grande actrice des années trente ou quarante, je ne situais pas bien, mais je ne savais rien de son travail, de sa vie, de la façon dont elle est morte.

Ruan Lingyu n’a donc pas en Chine le statut d’une Greta Garbo ou d’une Marlene Dietrich.

Les Chinois n’accordent pas tant d’importance aux choses du passé, que ce soient les films, le patrimoine ou même des vêtements ou des meubles. En Asie on ne conserve rien, se tourner vers le passé est quelque chose de stupide, d’aberrant. En Occident, plus particulièrement en Europe, des vestiges du passé sont préservés et regardés avec autant de présence qu’un objet contemporain. Les films de Ruan Lingyu étaient complètement tombés dans l’oubli. Stanley Kwan a dû effectuer des recherches qui lui ont pris deux ans : recueillir des informations, relire la presse de l’époque, se documenter auprès des studios. Ce n’est pas une démarche commune dans l’industrie du cinéma à Hong Kong. La sortie de Center Stage a permis la restauration de films qui ont été ensuite montrés au Festival de Hong Kong.

Quel était le projet de Stanley Kwan avec ce film ?

C’était surtout le parallèle entre la vie de Ruan Lingyu et celle d’une actrice des années 90 qui l’intéressait, ce qui avait changé en soixante ans, du côté de la société comme des moeurs et des médias, les comportements, les réactions des uns et des autres. Son projet était davantage documentaire que le résultat final. Il a mené de front deux histoires : celle d’une actrice sur un tournage qui tombe amoureuse d’un autre acteur, et le tournage d’un film sur cette actrice-là. Au départ, il était plus dans l’analyse des différences entre les deux époques. Il a finalement recentré le film sur l’actrice.

Quelle a été votre préparation pour le rôle ?

Je suis arrivée en cours de préparation du tournage. Je n’étais pas le premier choix de Stanley, qui voulait confier le rôle à son actrice fétiche Anita Mui. Mais celle-ci, à cause des événements de juin 1989 (le massacre de la place Tian’anmen), a juré de ne plus jamais retourner en Chine. Il avait déjà fait toutes les recherches et a organisé des projections des quelques films qui subsistaient. J’ai passé un mois en Chine à me documenter. Je suis allé avec lui pour interviewer en vidéo les actrices qui avaient côtoyé Ruan Lingyu, les survivants de cette période, ses scénaristes… C’est une méthode et surtout un rythme de travail tout à fait exceptionnels à Hong Kong, où l’habitude est de tourner sur plusieurs plateaux dans la même journée – du moins, à l’époque. Les choses aujourd’hui ont évolué. Une part plus grande est laissée à la préparation, la production est devenue moins frénétique. En 1988, j’ai joué dans douze films ! Ne rien faire pendant trois mois juste pour m’imprégner du personnage était pour moi une preuve d’engagement absolument inhabituel.

La préparation d’un Jackie Chan, par exemple, est plus d’ordre physique ?

J’ai la tristesse de vous décevoir mais… je n’ai jamais préparé quoi que ce soit pour ce genre de films (rires). Ce n’est pas un état d’esprit personnel, c’est tout simplement la règle.

Les choses ont changé au début de ma carrière en 1985 où 200 films par an se faisaient à Hong Kong. Aujourd’hui (en 1999, Ndr), le chiffre se situe entre 30 et 40. L’industrie cinématographique traverse une période difficile. Nous avons été à la fois chanceux et complètement insouciants. Et il est peut-être temps que nous commencions à réfléchir sur une façon plus raisonnée de faire des films. À l’époque, 90% des acteurs et des réalisateurs faisaient du cinéma pour des mauvaises raisons : l’argent facile, les paillettes, la célébrité, ou pire encore la routine… Il n’y avait là-dedans ni engagement artistique, ni professionnalisme. On commence à peine à se normaliser.

La coïncidence entre votre âge au moment du tournage et celui de Ruan Lingyu vous a-t-elle aidé à vous identifier à l’actrice ?

Mon âge, comme le fait que je sois moi-même une actrice célèbre. J’étais dans une situation comparable à la sienne. C’est ainsi que j’ai pu me rattacher au rôle. Son mal-être et ce qu’elle attendait de la vie me correspondaient, malgré les décalages…

Et la presse à scandale ?

C’est encore pire aujourd’hui ! Ils emploient tous les moyens pour obtenir leurs révélations, leurs budgets sont de plus en plus conséquents pour empiéter sur notre vie privée. Dans un kiosque de Hong Kong, huit magazines sur dix sont des tabloïds. Qui couche avec qui, qui a tué ce chien ? Ruan Lingyu se serait suicidée bien avant vingt-huit ans si elle travaillait à notre époque. Encore faudrait-il qu’elle ait conservé son éthique !

Mais, en retour, les acteurs aujourd’hui ne sont-ils pas moins fragiles ?

Le réflexe immédiat, pour une actrice d’aujourd’hui, est de se dire : « pourquoi devrais-je mourir pour ça, pour ces salauds ? » C’est moins romantique que de dire : « vous me calomniez, je vais vous prouver mon innocence en me suicidant ! »

Ruan Lingyu aurait vécu son art trop intensément ?

Elle n’a pas pu encaisser les échecs et tous les ragots rapportés sur elle. Elle écrit dans sa dernière lettre qu’en se suicidant, elle prend sa revanche sur eux. Elle laisse aux autres le poids des regrets. C’est une position contestable. Ce n’est pas celle que je choisirais. Le mépris est mon arme : « vous n’existez pas ».

Était-elle fragile ?

Elle craignait plutôt de décliner. Elle a compris intuitivement que sa carrière souffrirait de l’arrivée du parlant. Elle aura synchronisé la fin de sa vie à celle de sa carrière.

Que vous a-t-elle appris ?

L’expressivité du corps, des mouvements, des déplacements. Seule une vraie actrice était capable de cela. Elle avait une agressivité et une force que je n’ai pas, si je puis me remettre cette comparaison. Elle avait fréquenté des gens riches dans son enfance mais comme fille de servante. Elle avait gravi un à un les échelons de la société. Je n’ai pas eu à le faire. Je ne pense pas que j’aurais eu sa détermination.

Avez-vous appris à vous déplacer avec plus de lenteur ?

J’ai pris des leçons de danse, essentiellement. On ne la voit pas spécialement danser dans ses films mais les gens qui l’avaient connu nous ont dit combien elle adorait danser, du tango… Ces mouvements m’ont aidé à rendre mes gestes plus harmonieux, de mouvoir mon corps avec plus de douceur. J’ai appris à être plus posée.

Vous a-t-elle appris à être une star ?

Non, je savais ça bien avant de faire le film. Non pas que je me considère comme une star, mais ce business vous met sans cesse en contact avec des gens qui se comportent en star. Ce que l’on a noté avec Stanley, c’est qu’être une star, c’est porter un masque, avec un sourire particulier. Il m’a demandé d’exagérer la posture d’une actrice qui serait continuellement sollicitée par des fans, toujours en état de représentation. On m’a reproché de jouer faux, mais c’était voulu : elle-même trichait tout le temps. De façon presque imperceptible, j’ai joué sur tous les niveaux de masques selon les différentes strates du film. Moi-même, elle, elle en tant que star, elle en train de jouer dans ses films, elle dans sa vie privée…

Le jeu d’acteurs en Chine plus qu’ailleurs, n’est-ce pas une question de rythme, de vitesse ?

Le jeu d’acteur est comme la mode : il change. Jeu, non-jeu, antijeu, maquillage, refus du maquillage… Aujourd’hui, on se rapproche d’un jeu de plus en plus naturaliste voire minimaliste. Si vous devez jouer cette semaine, la mort de votre mère, ne faites rien, c’est parfait !

En jouant Ruan Lingyu, vous donnez l’impression de choisir vos interlocuteurs et d’ignorer le reste du cercle, un peu à la façon d’un mannequin de Vogue des années trente, ce côté figé, snob…

C’est quelque chose que j’avais remarqué dans ses films : qu’elle fixait avec intensité, que ce soit un être humain ou un pan de mur. Je me suis amusé à l’imiter. Et j’en ai ainsi compris la raison, c’est une façon de maintenir son regard. C’est une technique que l’on retrouve même dans les films américains.

Quelle est votre formation d’actrice ?

J’ai appris en faisant beaucoup de films et beaucoup de mauvais films, et une tonne d’erreurs. Mes quarante premiers films, voilà mes cours d’art dramatique ! J’ai été mannequin et puis j’ai tout de suite fait des films. Beaucoup d’acteurs chinois ont pratiqué la danse ou les arts martiaux, ou viennent d’écoles d’art dramatique comme Gong Li. A Hong Kong, c’est rare. Les acteurs n’ont pas de passé, pas de formation. C’est un système de pop star.

Quels sont les cinéastes qui ont compté dans votre carrière ?

Jackie Chan et Wong Kar Wai sont des extrêmes pour moi, ils ont compté pour des raisons différentes. Ils m’ont beaucoup donné : l’un la célébrité, l’autre la respectabilité. C’est grâce à Wong Kar Wai que j’ai commencé à prendre le jeu d’acteur au sérieux et le cinéma en général. Et Stanley Kwan m’a offert le rôle dans lequel je me suis sentimentalement le plus investi. Chez Wong Kar Wai, les choses étaient plus intuitives, plus improvisées. J’ai pu réaliser chez Stanley Kwan ce que j’avais appris de Wong Kar Wai.

On est toujours impressionné par les acteurs de Hong Kong, très physiques, capables de tout faire…

C’est vrai ! Les comparaisons tournent court avec les acteurs occidentaux. On imagine mal Isabelle Adjani voler au-dessus d’une piscine ou faire des cascades à moto. Je n’ai pas honte d’avoir tourné dans des films d’action. Aujourd’hui je commence à me rendre compte de ce qu’ils m’ont apportés. Ils m’ont permis de ne pas me spécialiser. On ne peut pas me coller d’étiquette – et c’est très bien comme ça !

Comment abordez-vous votre carrière occidentale ?

Pour moi, cela consiste à élargir mon champ d’investigation. Entre une comédie, un film d’action et un film fantastique, je peux maintenant jouer dans un film français ! Je suis à la recherche d’expériences nouvelles. Je veux continuer à jouer, où que ce soit, faire des choses inédites pour moi, jouer en français comme dans Augustin, roi du Kung-Fu.

Vous avez tourné cette année dans le nouveau film de Wong Kar Wai (In the Mood for Love, Ndr) …

Le film est terminé mais il demande encore quelques retouches. Le film se passe dans les années soixante, c’est une histoire d’amour entre mon voisin et moi : je couche avec lui parce que mon mari couche déjà avec sa femme !

Vous avez déjà songé à diriger un film ?

Oui, très sérieusement au moment où je tournais Irma Vep avec Olivier Assayas. Depuis, l’idée m’a un peu passé. Je vois les choses de façons très précises mais le passage sur la feuille blanche est douloureux, pour l’instant.

Pouvons-nous faire un parallèle entre Irma Vep et Center Stage ?

La seule similarité est qu’on y voit dans les deux cas une actrice interpréter un rôle. Center Stage possède un degré supplémentaire de mise en abyme. Je n’ai pas la même fascination pour Musidora que pour Ruan Lingyu. Pour Musidora, je n’avais qu’à me préoccuper d’une apparence physique, pas d’un destin dramatique. Je n’ai pas eu besoin de la connaître.

 

Propos recueillis avec Philippe Azoury pour Les Inrockuptibles en novembre 1999.

Ressortie en salles le mercredi 10 avril, en version restaurée, distribué par Carlotta Films.

 

Catégories : Actualités · Rencontres

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *