Olivier Père

Cannes 2016 Jour 8 : Aquarius de Kleber Mendonça Filho (Compétition)

Le triomphe inespéré du Brésil en compétition à Cannes après de longues années d’éclipse survient grâce au second long métrage magnifique d’un jeune réalisateur, Kleber Mendonça Filho, ancien critique de cinéma, cinéphile éclairé et désormais cinéaste parmi les plus doués de sa génération (il est né en 1968), tous continents confondus. Le grand sujet de KMF – il y a déjà une œuvre cohérente, faite de courts métrages et d’un brillant premier film, Les Bruits de Recife – c’est le paysage urbain de sa ville, Recife, et l’inscription du temps sur ses maisons et ses quartiers, mais aussi sur les corps de ses personnages.

En l’occurrence Clara, 65 ans (superbe Sonia Braga qui effectue son grand retour à l’écran), journaliste musicale qu’on rencontre pour la première fois lors d’un épilogue situé dans les années 80, lors d’une réunion familiale, puis qu’on retrouve trente ans plus tard, dans le même lieu mais désormais seule, visitée parfois par ses enfants devenus adultes mais résignée à une existence sereine faite de routine, de flânerie et de souvenirs. Clara est la dernière habitante d’un immeuble des années 40 sur le bord de mer résidentiel et huppé de Recife. Elle s’est jurée de ne jamais quitter son appartement, chargé de souvenirs, et ce jusqu’à sa mort. Elle devient bientôt la victime de pressions de la société immobilière dont le projet est de transformer le vieil immeuble en habitations de luxe. Le conflit qui l’oppose à cette société va prendre une tournure angoissante, avec des menaces et des agissements de plus en plus insidieux. Aquarius, histoire de résistance et de corruption, tord le cou aux clichés de la fiction humaniste et sociale. Pourtant, Aquarius s’impose comme le film le plus politique de ce festival. La mondialisation et le capitalisme sauvage, dont les victimes sont les villes et ses habitants, apparaissent sous les trains d’entrepreneurs prédateurs aux sourires carnassiers prêts à tout pour se débarrasser de la vieille dame digne et combattante. Généreux et intelligent dans son propos, Aquarius séduit par la beauté physique et morale de son actrice – personnage (difficile de distinguer Clara de son interprète Sonia Braga) et la grâce inouïe de sa mise en scène. KMF adopte un style visuel qui colle parfaitement à l’idée forte du film selon laquelle la mémoire du passé n’est pas un sentiment rétrograde mais la meilleure manière de lutter contre l’amnésie et l’inculture, terreaux de la violence sociale. Le cinéaste imprime ses souvenirs de cinéphile à des cadres, une lumière et des mouvements de caméra qui sont le plus bel hommage que l’on puisse faire au cinéma américain des années 70. L’esthétique d’Aquarius doit beaucoup au directeur de la photographie Vilmos Zsigmond et à son travail sur les films de Altman, De Palma ou Spielberg. Sans jamais sombrer dans le mimétisme, la mise en scène de KMF fait resurgir les sensations éprouvées à la vision de ces chefs-d’œuvre d’une époque charnière, tout en épousant la sensualité blessée et la ténacité de son héroïne. Film femme, film ville, Aquarius est un voyage intérieur, en même temps qu’un thriller social à deux doigts de déraper dans le fantastique. KMF parvient à réconcilier le cérébral et l’organique, tisse une mosaïque humaine, et achève son film par un grand éclat sarcastique et vengeur, un cri d’espoir et de révolte. Admirable et terriblement vivifiant.

Sonia Braga dans Aquarius

Sonia Braga dans Aquarius

Kleber Mendonça Filho © Bertrand Noël

Kleber Mendonça Filho © Bertrand Noël

 

 

 

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