Olivier Père

La Bataille de Solférino de Justine Triet

Dans le cadre de son coup de projecteur sur la relève du cinéma français, ARTE diffuse mercredi 4 novembre à 20h55 La Bataille de Solférino (2013) de Justine Triet.

Dimanche 6 mai 2012, le matin. Laetitia (Laetitia Dosch), journaliste télé, couvre les élections présidentielles. Elle s’apprête à quitter son appartement pour la rue de Solférino et à confier ses deux filles à un baby-sitter très amateur. Mais débarque son ex Vincent (Vincent Macaigne, toujours impressionnant), le père de ses enfants, qui vit mal une rupture douloureuse et souffre de troubles maniaco-dépressifs. Gamines déchaînées, baby-sitter submergé, amant un peu envahissant, avocat misanthrope, France coupée en deux : c’est le bordel. Premier film d’une jeune réalisatrice, chronique d’un couple séparé qui se déchire autour de la garde des enfants le jour de l’élection de François Hollande, La Bataille de Solférino dresse aussi un portrait – accablant mais juste – de la France entre le privé et le public, délire et marasme, crise de nerfs et bouffées d’angoisse. La Bataille de Solférino réjouit par son énergie mais surtout dérange et démange. Car le film de Justine Triet gratte là où ça fait mal.

On pourrait d’ailleurs résumer La Bataille de Solférino à la question-réponse suivante : comment ça va mal, aujourd’hui dans nos vies.

 

Entretien avec Justine Triet

Par son histoire originale qui brasse l’intime et le collectif, la sphère privée et publique, le drame et la comédie, avez-vous voulu dresser avec La Bataille de Solférino un portrait de la France d’aujourd’hui, hystérique, dépressif, avec des bouffées d’euphorie et beaucoup de spleen?

Oui, et je crois que les deux sphères, publique et privée, se contaminent, et effectivement se colorent l’une l’autre. En dehors du fait que les gens n’ont plus d’intérêt réel pour la politique, et surtout pour cette élection, ils sont pris dans un événement qui les dépasse et dans lequel ils agissent machinalement pour les médias. Mais au fond, tout se joue ailleurs. L’élection présidentielle est un rituel à la fois banal et marquant, un prétexte pour venir fêter quelque chose, sortir de chez soi, venir se frotter aux autres. Et on le voit bien lorsqu’on observe les gens. Ils crient, ils boivent, ils dansent, ils pleurent. Et même l’euphorie semble un peu triste. Lorsqu’ils dansent sur « le changement c’est maintenant ! », chanson de campagne du PS, la fête est déjà finie. La dernière scène « documentaire » à Bastille, où l’on sent une vraie tension, entre les derniers fêtards et les forces de l’ordre, était très importante pour moi, dès l’écriture, car elle rejoint l’état de mes personnages. Laetitia et Vincent vivent une situation de tension extrême, qui prend une dimension délirante, confrontée à la détresse et la joie des Français.

On croise dans votre film plusieurs réalisateurs de la même génération que la vôtre (Virgil Vernier, Arthur Harari, Vincent Macaigne), vouliez-vous réunir une fratrie de cinéastes qui partagent la même approche du cinéma et ont des préoccupations en commun ? L’idée de bande est-elle importante (nécessaire) pour vous ?

J’avoue que je n’y ai jamais pensé consciemment. Mais c’est vrai que je n’ai pas fait d’école de cinéma, et que j’ai commencé à travailler avec des gens que je connaissais parce que ça ne me venais même pas à l’esprit de payer quelqu’un pour faire un film. Alors, là dessus je pense qu’Arthur, Virgil, Vincent et moi, on a la même idée sur la fabrication des choses (ce qui ne signifie pas qu’on rêve d’exploiter les gens non plus). Je connais Virgil Vernier depuis quatorze ans, nous étions aux Beaux Arts ensemble, nos films se parlent quelque part même s’ils sont très différents. C’est tellement compliqué de faire des films aujourd’hui, qu’il faut être fort, et ça aide de travailler avec des gens qui ont un monde à eux, qui ne se vendent pas comme des éponges. Laetitia et Vincent impulsent une énergie de travail sur un tournage qui va bien au delà d’incarner ce qu’il y a dans le scénario. Peut-être qu’on a des choses en commun, mais je crois surtout que ce sont des amis d’abord et que je peux tout leur demander. C’est pour ça que je travaille avec eux. Je vais être plus dure avec eux, et eux avec moi. On se comprend plus vite. Et après c’est une affaire de désir. Thomas Lévy-Lasne, qui jouait dans mon court métrage, et qui est peintre dans la vie, m’a proposé de filmer les scènes violentes de Bastille dans La Bataille de Solférino, et il était aussi cadreur sur mon premier film Sur place avec Aurélien Bellanger. Les choses ne sont pas figées, on est obligés d’inventer une façon de travailler qui est à l’économie des films, et qui participe à ce que deviennent les films. Dans ce sens là, j’aime bien l’idée de bande.

Quels étaient les défis de mise en scène les plus risqués, excitants ou difficiles de La Bataille de Solférino ? Tourner une scène de fiction au milieu de la foule, comme un documentaire ou un reportage ? Chercher la vérité dans des longues scènes de dialogues et d’intimité où les personnages – acteurs passent par plusieurs états de fatigue, d’émotion et de violence ?

Les deux. C’était très excitant lorsqu’on a vu les militants rue de Solférino croire aux « faux journaux » de Laetitia et se précipiter derrière elle pour apparaître à la télé dès qu’elle lançait son journal. Parce j’avais beau avoir prévu les choses, ça me dépassait. Pareil pour la dispute entre Vincent et Laetitia après les résultats. La sécurité du PS a vraiment cru que Vincent allait agresser une journaliste d’I télé, et il a voulu le sortir. Le plus complexe, c’est que plusieurs scènes se tournaient simultanément et que je ne pouvais pas tout contrôler. Et je pensais tout le temps que le tournage allait s’arrêter, qu’on allait nous virer. Mais étrangement, on a frôlé les catastrophes, mais c’est passé. Huit caméras tournaient ce jour là, six au PS (deux aux balcons et trois en bas dans la rue), une à l’UMP, deux dans les rues de Paris, sur le scooter. Alors, c’était un peu fou comme organisation. A 20h, l’heure des résultats, plus aucun téléphone ne passait, et j’étais coincée dans la foule, je ne pouvais plus avancer. C’était l’une des scènes les plus importantes de mon film et je n’étais pas là. Les scènes dans l’appartement sont difficiles pour d’autres raisons, parce que nous tournions énormément, pour avoir cet état de fatigue, de violence, ou de rire. Et les acteurs étaient poussés à bout. Vincent s’est cassé la voix à la première prise de la dispute, Laetitia a détruit le décor à la seconde. On a dû tout reprendre un nombre incroyable de fois pour trouver.

 

 

 

Catégories : Rencontres · Sur ARTE

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