Les deux nouveaux films de Eli Roth, bien que deux ans séparent leur fabrication, sortent presque simultanément en France, sur deux supports différents. Knock Knock (2015, photo en tête de texte) est sorti en salles depuis le 23 septembre (Synergy Cinéma), grâce au nom de sa vedette Keanu Reeves ? – tandis que The Green Inferno hérite d’une distribution tardive en e-Cinéma (le 16 octobre, par Wild Bunch).
Réalisé en 2013 et dévoilé dans la section « Midnight Madness » du Festival de Toronto la même année, The Green Inferno n’arrive qu’aujourd’hui en France, de plus privé de sortie sur grand écran et distribué directement en vidéo à la demande. On peut le regretter, surtout quand des sous-produits horrifiques beaucoup plus anodins et formatés bénéficient d’une distribution en salles.
The Green Inferno est l’hommage de Eli Roth aux films de cannibales italiens, ainsi que le prolongement de son diptyque Hostel, sur un mode plus ludique.
Parmi les filons les moins respectables du cinéma d’exploitation européen des années 70 et 80, le film de cannibales possède néanmoins ses titres de gloire appréciés des amateurs tels que Le Dernier Monde cannibale et Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato, Il paese del sesso selvaggio ou Cannibal Ferox de Umberto Lenzi.
Cannibal Holocaust surtout s’est imposé comme un titre fameux et emblématique de la mode du cinéma gore au début des années 80, repoussant les limites du représentable et de la bienséance, objet de scandale qui balayait les principes moraux les plus élémentaires avec un cynisme encore plus atroce que ses images. Impossible donc pour Eli Roth de faire mieux – ou pire c’est selon – que son infâme modèle, et il le sait. Si The Green Inferno est beaucoup plus dégoûtant et choquant que la plupart des films d’horreur tournés actuellement, il ne cherche pas à égaler Deodato, ni à pulvériser les records du « torture porn », sous-genre malheureusement lancé par Hostel et sa suite, films qui valent beaucoup mieux que leur engeance illégitime et minable. Pas de viols, de racisme ou de massacres d’animaux réalisés sans trucage dans The Green Inferno, ni de recours aux faux « found footage » ou documentaire bidonné inventé par Cannibal Holocaust et repris dans de nombreux films de genre depuis The Blair Witch Project. On remarquera que The Green Inferno est chaste, sans nudité alors qu’on s’y démembre et dévore allégrement et que le sang gicle à flot, nouvelle preuve que le puritanisme du cinéma américain tolère davantage le meurtre le plus sauvage qu’un sein dévoilé, même au milieu de la jungle.
Le film adopte le point de vue d’une jeune étudiante et cette approche féminine est soulignée par l’importance de la virginité et de l’excision dans le déroulement du récit.
Roth exagère dans The Green Inferno la dimension satirique et sarcastique de son cinéma, déjà présente dans Hostel, en se moquant des relations que les citoyens des Etats-Unis entretiennent ou croient entretenir avec le reste du monde. Après le tourisme sexuel, le délire consumérisme et le capitalisme sauvage critiqués sur un mode cauchemardesque dans Hostel, c’est au tour de la bonne conscience humanitaire d’être tournée en dérision. De jeunes américains décidés à s’investir dans la juste cause de la sauvegarde de la forêt tropicale et de ses peuplades primitives sacrifiées sur l’autel du capitalisme et du monde moderne. Les militants écologistes partis au fin fond du Pérou découvriront plus tard qu’ils ont été manipulés par un faux leader charismatique et une vraie fripouille.
Cet argument permet à Roth d’inverser différentes situations pour aboutir à un retournement cruel qui verra les amis des Indiens entre les mains d’une tribu de cannibales. Beaucoup moins sérieux que dans Hostel, Eli Roth donne libre cours à sa veine potache, prétexte à des scènes sanguinolentes mais aussi d’humour scatologique dignes des sexy comédies de série Z dont le réalisateur semble également être friand. The Green Inferno ne s’impose pas comme le grand film d’horreur qu’il aurait pu être, moins radical que les deux Hostel, malgré des séquences d’anthologie qui rivalisent en cruauté et en hystérie avec leurs modèles signés Dedodato et Lenzi. Mais il assoit aussi le statut particulier du cinéma du mauvais sujet Eli Roth, bouffon, vulgaire et décomplexé, porteur aussi d’un véritable regard ironique sur son pays et les travers ridicules de notre époque.
C’est du côté de l’humour et de la satire que Roth a choisi de s’orienter avec Knock Knock, son cinquième film qui délaisse pour la première fois l’horreur sanglante et s’apparente davantage à un thriller et à un sous-genre en particulier, le « Home Invasion ». Il s’agit du remake d’un petit film méconnu, The Seducers (1977) de Peter Traynor avec Sondra Locke, Colleen Camp et Seymour Cassel. Eli Roth puise donc une nouvelle fois son inspiration dans le cinéma d’exploitation. L’histoire d’un brave père de famille à moitié violé puis martyrisé par deux jeunes filles en furie qui débarquent dans sa maison aurait pu donner lieu à un scénario réactionnaire sur les dangers de l’infidélité et du sexe hors mariage, à la manière d’un Liaison fatale de série B. Plus malin, Roth montre la vie conjugale de son personnage masculin comme un petit enfer domestique, avec une épouse snob artiste plasticienne ivre de son art – des sculptures monumentales particulièrement moches trop occupée par sa prochaine exposition pour faire l’amour avec son mari. Leur villa californienne est d’un luxe criard, avec de (trop) nombreux portraits de famille accrochés au mur, étalage d’un bonheur familial écœurant. Le mari a conservé ses rêves de jeunesse à l’état de fétiche – sa collection de vinyles – dans une décoration conformiste qui mêle le « vintage » aux installations high-tech. Le personnage de Keanu Reeves est architecte et c’est la première fois à ma connaissance que l’on peut voir une imprimante 3D en action dans un film. La mise à sac par deux nanas vaguement psychopathes de ce nid douillet provoque un sentiment de jubilation, on soupçonne assez vite Eli Roth de se placer du côté des éléments perturbateurs et destructeurs de son film. Les graffitis dont elles maculent les murs de la maison (« art doesn’t exist » étant le moins obscène) prennent une dimension anarchisante, véritablement punk, dans une film qui tourne en ridicule beaucoup de gadgets envahissant notre société et nos modes de vie, comme les réseaux sociaux. Cette farce grotesque par un cinéaste qui cultive son image d’idiot geek et rigolard n’est pas si éloigné des satires de l’American Way of Life signées Frank Tashlin ou Jerry Lewis, même si la mise en scène de Roth est plus rudimentaire que celle de ces deux grands stylistes, qui furent eux aussi taxés de vulgarité en leur temps.
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