Olivier Père

Comrades de Bill Douglas

Mieux vaut tard que jamais. 28 ans après sa réalisation Comrades (1986) de Bill Douglas est enfin distribué en France, grâce à l’heureuse initiative de UFO qui avait sorti l’été dernier la splendide trilogie du cinéaste écossais inspirée par son enfance. Malgré sa sélection au Festival de Berlin en 1987 Comrades ne connut à l’époque qu’une diffusion extrêmement limitée, y compris dans son propre pays, la Grande-Bretagne. Un échec aussi injuste qu’inexplicable en regard de la qualité et de l’ambition de cette création cinématographique exceptionnelle. Comrades et son auteur Bill Douglas, mort prématurément en 1991 à l’âge de 57 ans auraient dû changer l’histoire du cinéma anglais, à l’instar d’un autre grand cinéaste disparu trop tôt, Alan Clarke. On se désole qu’il n’en fut rien, et que ce cinéaste sans concessions ne put tourner davantage de films, entravé par de nombreuses difficultés professionnelles, mais il suffit de découvrir maintenant Comrades pour ne plus jamais l’oublier et voir son appréhension du cinéma britannique totalement chamboulée.

 

Comrades s’inspire d’une histoire vraie, terrible et édifiante, symbole des combats sociaux menés par les paysans et les ouvriers au XIXème siècle. Grande-Bretagne, Dorset, 1834. George Loveless et ses amis, laboureurs à Tolpuddle, sont de plus en plus exploités par les propriétaires terriens, avec la complicité du clergé. Ils s’organisent pour revendiquer des hausses de salaires, et créent en secret la Société Amicale des Laboureurs. Dénoncés par un propriétaire, six d’entre eux sont condamnés à la déportation en Australie. Devenus très populaires et hérauts d’une classe de plus en plus pauvre, ils deviennent les « martyrs de Tolpuddle ».

Gigantesque épopée à la gloire de la résistance et de l’honneur de ces paysans précurseurs des premières luttes syndicales et de la reconnaissance du prolétariat en Grande-Bretagne, mais surtout hymne universel à la liberté et à la solidarité, Comrades est l’antithèse, malgré son sujet historique, d’une fresque académique. La mise en scène de Bill Douglas regorge de surprises et de rupture de tons, empruntant aussi bien à Brecht qu’à Shakespeare, avec des épisodes triviaux et même obscènes, le recours au travestissement – le film débute par des paysans déguisés en femmes détruisant des machines agricoles, beaucoup plus tard un prisonnier utilisera le même stratagème pour tenter de s’évader – tandis qu’un acteur – conteur interprète plusieurs rôles tout au long du film, qui dure 3h10, véritable torrent de drames et d’aventures humaines s’écoulant sur plusieurs années et deux continents.

L’histoire des « martyrs de Tolpuddle » est racontée en parallèle de l’évolution des spectacles pré-cinématographiques, Comrades débutant par l’arrivée d’un montreur d’ombres dans le village de Dorset. D’autres lanternes magiques et autres appareils photographiques feront leur apparition tout au long du récit, suggérant une association entre l’histoire du cinéma et celle des idées progressistes annonçant le XXème siècle (Bill Douglas constitua avant de mourir une des plus belles collections d’appareils de pré cinéma du Royaume-Uni.)

Douglas a également l’idée de confier les rôles des martyrs et des paysans à des acteurs inconnus tandis que les riches, membres du clergé ou de la noblesse sont confiés à un pléiade de noms et des visages fameux du cinéma britannique (de Vanessa Redgrave à James Fox, dans des apparitions aussi brèves qu’étonnantes), choix davantage politique que commercial, Bill Douglas considérant justement ces vedettes comme « les aristocrates du cinéma. »

Entre distanciation et lyrisme, Bill Douglas réalise un film à nul autre pareil qui le hisse vers des cimes de beauté, d’intelligence et d’intégrité fréquentées par Bergman, Kubrick ou Resnais, capable de nous happer dans un tourbillon émotionnel et esthétique d’une rare intensité, et de nous proposer une réflexion politique non seulement sur un épisode crucial de l’histoire d’un pays mais aussi la place et la responsabilité du cinéma. Un chef-d’œuvre.

 

Catégories : Actualités

Un commentaire

  1. Maria Valeria Di Battista dit :

    J’avais enregistré Comrades lors de sa diffusion en 2017. Je l’ai revu en ce triste début de 2022, devant la perte de libertés, l’avancée de l’extrême droite, le retour de l’explotation de l’homme par l’homme, l’indifférence de ceux qui nous gouvernent face à l’oubli de l’art cinématographique en salles… Comrades est un film littéralement merveilleux. Merci monsieur Père pour votre beau texte qui éclaire l’oeuvre de ce réalisateur hors normes. A quand une rediffusion ?

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