Sophie Dulac Distribution ressort aujourd’hui dans les salles Jeux interdits (1952) de René Clément en version restaurée. Titre archi célèbre du cinéma français et immense succès populaire en son temps que l’on croit connaître par cœur mais qui mérite d’être revisité. Car Jeux interdits est loin d’être un film mièvre ou un simple tire larmes, même si certaines scènes sont émotionnellement très fortes. Au contraire. Triste, morbide, choquant, Jeux interdits est autant un film sur la mort que sur l’enfance, ou plutôt un film sur la découverte de la mort par une enfant, et une histoire d’amour qui ne veut pas dire son nom.
Les parents de la petite Paulette (Brigitte Fossey) sont tués lors des bombardements de juin 1940, dans le centre de la France. La fillette de cinq ans est recueillie par les Dollé, une famille de paysans. Elle devient l’amie de leur jeune fils de onze ans, Michel (Georges Poujouly). Après avoir enterré le chien de Paulette dans un vieux moulin abandonné, les deux enfants constituent peu à peu un véritable cimetière pour insectes et petits animaux. Les problèmes commencent lorsque Michel se met à voler des croix pour en orner les tombes du cimetière miniature.
Ce qui est devenu une sorte de classique consensuel et patrimonial fut d’abord un objet de scandale ou du moins de gêne dans une France encore marquée par les séquelles de la guerre. Jugé démoralisateur et même insultant envers le monde paysan – on ne nous épargne rien de la mesquinerie et des querelles de clocher entre familles voisines – le film de Clément fut dans un premier temps violemment rejeté par les institutions et les corporations cinématographiques très politisées après la guerre avant que la critique ne lui fasse un triomphe lors de sa présentation à Cannes (où il avait pourtant été refusé en sélection officielle) et à Venise. La gauche accusait Clément de vision décadente et bourgeoise de la paysannerie et du peuple français tandis que les scénaristes Aurenche et Bost ne pouvaient s’empêcher de glisser des saillies anticléricales, avec des images dignes de Buñuel. Clément qui deviendra rapidement l’incarnation du mépris des jeunes turcs de la Nouvelle Vague pour la « qualité française » fut pourtant salué par leur père spirituel André Bazin qui voyait en Jeux interdits « un film admirable où s’allie le réalisme et la poésie. »
On peut en effet considérer Jeux interdits comme un dépassement du style documentaire de La Bataille du rail – encore présent dans les premières scènes du film, le mitraillage d’un convoi de civils sur la route de l’exode par des avions allemands – vers une atmosphère marquée par l’influence de Jean Cocteau, qui se ressentait également dans le film précédent de Clément Le Château de verre interprété par Jean Marais. Il faut se rappeler que René Clément assura la supervision technique de La Belle et la Bête en 1946, tout en tournant quelques années plus tard un film en Italie dans des conditions et une esthétique proches du néoréalisme (Au-delà des grilles.)
Il ne s’agit pas d’hésitation chez le perfectionniste Clément mais plutôt d’un souci de stylisation, afin d’apporter une dimension allégorique à un sujet profondément ancré dans un contexte historique. Jeux interdits frappe encore aujourd’hui par sa puissance émotionnelle, son approche anticonformiste du thème du deuil et des horreurs de la guerre, car il n’y a jamais d’apitoiement dans le film, hymne à la capacité des enfants de s’extraire par le jeu et l’imaginaire des pires situations, mais sans le moindre angélisme – quelle fin abrupte et bouleversante…
Jeux interdits appartient à un sous-ensemble cohérent et remarquable dans la filmographie éclectique de René Clément : six longs métrages consacrés à la France pendant et après l’occupation allemande. La plupart de ces films exaltent la Résistance (l’inaugurale Bataille du rail) et témoignent – comme Le Père tranquille – de la volonté de pacifier les esprits et de réunifier le peuple français après la guerre, dans une lignée clairement gaulliste. Jeux interdits est beaucoup moins manichéen et n’entre dans aucun projet idéologique, pour s’attacher aux conséquences directes de la guerre sur la vie d’une petite fille. Interprétation impressionnante de Brigitte Fossey, alors âgée de cinq ans, ce qui démontre si cela était nécessaire que René Clément était – aussi – un formidable directeur d’acteurs et d’actrices.
Film magnifique et émouvant qui aurait largement mérité la Palme d’or au festival de Cannes