Avec Ingmar Bergman, Jean-Luc Godard et Michelangelo Antonioni Alain Resnais (photo en tête de texte avec Delphine Seyrig sur le tournage de L’Année dernière à Marienbad) est le cinéaste qui incarne, dès son premier long métrage Hiroshima mon amour et tout au long de sa filmographie, remarquable par sa diversité et son intelligence, ses perpétuelles expérimentations formelles et narratives, la modernité cinématographique. Il s’est éteint samedi 1er mars à l’âge de 91 ans.
ARTE ne manquera pas de rendre hommage à cet immense cinéaste en bouleversant ses programmes, avec la diffusion mercredi 5 mars de Mon oncle d’Amérique et Mélo, deux de ses plus beaux films – en attendant la diffusion de Hiroshima mon amour lors d’une journée spéciale Marguerite Duras en avril.
Parmi les auteurs – Resnais préfèrerait le mot « artisan » – du cinéma moderne, Resnais est celui qui a entretenu les liens les plus étroits avec la littérature de son époque. Sous la double influence du surréalisme et de la littérature feuilletonesque – oublions la fausse piste proustienne, écrivain peu fréquenté par Resnais – le cinéaste s’est appliqué à demander à ses écrivains des idées de films, refusant longtemps à adapter des textes préexistants pour motiver un travail fécond et inédit avec quelques auteurs français – ou de langue française – du XXème siècle : Rémo Forlani (Toute la mémoire du monde), Raymond Queneau (Le Chant du styrène), Jean Cayrol (Nuit et Brouillard, Muriel ou le temps d’un retour), Marguerite Duras (Hiroshima mon amour), Alain Robbe-Grillet (L’Année dernière à Marienbad), Jorge Semprun (La guerre est finie, Stavisky…), Jacques Sternberg (Je t’aime je t’aime) forment une constellation littéraire autour du cinéaste, pour explorer les thèmes de l’imaginaire, de la conscience et de l’inconscient, du temps et du hasard, mais aussi de l’histoire du XXème siècle et de ses désastres humains et moraux (camps de concentration, bombe atomique, guerres coloniales, guerre d’Espagne, torture…) Pour Resnais, il s’agit à chaque nouveau film d’inventer une forme cinématographique inédite qui corresponde à un projet original, dont on puisse attribuer la paternité aussi bien à l’auteur scénariste (Resnais n’écrit jamais rien) qu’au cinéaste, réputé pour son art du montage et de la mise en scène. Cette curiosité formelle et cette ouverture d’esprit ont conduit Resnais à fréquenter les avant-gardes culturelles de son temps et inviter des écrivains – mais aussi des musiciens, des dramaturges, des auteurs de bandes dessinées à nourrir son désir d’exploration et d’expérimentation.
Alain Resnais naît en 1922 à Vannes, dans le Morbihan. Il entre à l’IDHEC à 21 ans dans la section montage. Il réalise des documentaires pendant une dizaine d’années, ainsi des courts métrages remarquables (Les statues meurent aussi coréalisé avec Chris Marker, victime de la censure sur le sujet brûlant du colonialisme, Toute la mémoire du monde sur la Bibliothèque Nationale, Le Chant du styrène sur la matière plastique) où s’exprime très tôt son génie hors pair pour le montage. En 1956 il obtient le prix Jean-Vigo pour Nuit et Brouillard, produit par Anatole Dauman, premier film de référence sur les camps de concentration et d’extermination, qui déclenche à la fois admiration, émotion et scandale à propos d’un sujet encore tabou (les autorités allemandes exigeront que le film soit retiré de la sélection officielle du Festival de Cannes, sous prétexte de la réconciliation franco-allemande ; Resnais sera obligé de masquer un képi de gendarme français en train de surveiller le camp de Pithiviers sur une image d’archive.)
En 1959, son premier long métrage de fiction, écrit par Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, connaît un immense retentissement critique et public, véritable révolution dans la manière d’appréhender l’art cinématographique. On reproche à son film suivant, L’année dernière à Marienbad écrit par Alain Robbe-Grillet, d’être trop abstrait, cérébral et apolitique, dans une période – le début des années 60 – qui l’est moins. Cela ne l’empêche pas de rencontrer un grand succès de mode, à l’instar d’À bout de souffle de Godard ou L’avventura d’Antonioni. C’est avant tout une exploration de l’imaginaire et des potentialités du récit, que Resnais poursuivra dans des nombreux films comme Providence ou Smoking/No Smoking. A la fois voyage mental et jeu intellectuel, L’Année dernière à Marienbad met en pratique à l’écran les théories du Nouveau Roman dont Robbe-Grillet est l’un des chefs de file. Resnais va frayer avec plusieurs romanciers de ce courant littéraire, publiés aux Editions de Minuit : Robbe-Grillet, Jean Cayrol, mais aussi Marguerite Duras (plus satellitaire, elle publiera surtout chez Gallimard), Jacques Sternberg (auteur de science-fiction dont le premier roman, apprécié par Resnais et Marker, « L’Emploi du temps », a été publié chez Minuit.) Il est intéressant de noter qu’au contact de Resnais, bon nombre d’écrivains deviendront cinéastes : Duras, Robbe-Grillet, Cayrol, Semprun.
Le formalisme de Resnais s’accompagne de convictions politiques, même si Resnais répugne à se définir comme un cinéaste engagé. Avec Muriel ou le temps d’un retour (1963) qui traite de la Guerre d’Algérie, La guerre est finie (1966) de l’histoire d’un militant gauchiste et Stavisky… (1974) du scandale financier de la IIIe République, Resnais engage plus nettement que d’habitude ses fictions dans l’Histoire et la politique.
Avec Stavisky…, somptueuse reconstitution d’époque retraçant la carrière du célèbre escroc, le cinéaste poursuit sous le vernis d’un cinéma plus commercial (le film est produit et interprété par la vedette Jean-Paul Belmondo) son exploration onirique de la mémoire et de l’Histoire contemporaine. Pour la dernière fois.
Pour de nombreux cinéphiles, Resnais est l’un des piliers du cinéma moderne européen, celui qui fit entrer l’art du XXème siècle dans l’ère du soupçon et du désastre, aux côtés de Rossellini et de Bergman, en osant se confronter aux camps et à Hiroshima. Son importance historique, son caractère sérieux et intellectuel ne doivent pourtant pas faire oublier la dimension ludique de l’œuvre de Resnais, dont chaque nouveau titre est un jeu avec le récit, la temporalité et les différents éléments sonores et visuels qui composent un film.
Dans les années 70, les films de Resnais poursuivent un chemin unique et inattendu, loin du cinéma d’auteur de l’époque, restant fidèles aux racines culturelles et aux passions du cinéaste : le surréalisme, la bande dessinée, la littérature populaire, le fantastique anglo-saxon, le cinéma français des années 20 et 30, le théâtre de boulevard (Resnais vénère Guitry et adaptera Bernstein au milieu des années 80.), l’opérette, plus tardivement les séries télévisées américaines…
C’est ainsi que Providence, œuvre anglophone écrit par le romancier et scénariste britannique David Mercer, garde en mémoire des projets inaboutis de Resnais d’adaptations des aventures d’Harry Dickson de Jean Ray et des nouvelles de Lovecraft. Le scénario déstructuré, onirique et aléatoire de Providence, la mise en abyme du récit qui met en scène un écrivain vieillissant imaginant un dernier roman, revisitant son existence et manipulant ses fils comme des marionnettes n’est pas sans connivence avec les expérimentations narratives des auteurs du Nouveau Roman et de films précédents de Resnais comme L’Année dernière à Marienbad et Je t’aime je t’aime. Mon oncle d’Amérique (1980) première des trois collaborations avec le scénariste de la Nouvelle Vague Jean Gruault est l’une des plus grandes réussites du cinéma d’Alain Resnais, qui délaisse la compagnie des écrivains pour puiser son inspiration dans l’imaginaire des savants.
Le décalage d’accentue entre la perception moderniste qu’ont le public et la critique du cinéaste, et ses désirs qui le portent à filmer des utopies de la Belle Epoque (La vie est un roman), un conte métaphysique (L’Amour à mort), ou une adaptation théâtrale d’un auteur méprisé à tort, Henri Bernstein (Mélo).
A partir des années 1990, le cinéaste s’ouvre à de nouvelles collaborations, notamment avec le duo de scénaristes acteurs Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui, et développe un aspect ludique jusqu’alors présent mais discret dans son cinéma, en explorant le théâtre avec le diptyque Smoking/No smoking en 1993, où les comédiens Sabine Azéma et Pierre Arditi – fidèles parmi les fidèles dans la troupe d’acteurs que Resnais aimait mettre en scène depuis les années 80 – jouent chacun cinq rôles, la comédie musicale avec On connaît la chanson ou l’opérette en 2003, avec Pas sur la bouche. A quatre vingt six ans, Alain Resnais reçoit le Lion d’argent de la Mostra de Venise 2006 pour Cœurs, adaptation d’une pièce d’Alan Ayckbourn, dramaturge anglais auteur de Smoking/No Smoking : Private Fears in Public Places. Suivront Les Herbes folles, Vous n’avez encore rien vu et Aimer, boire et chanter (pas encore vu à l’heure où nous écrivons ces lignes, troisième adaptation d’une pièce d’Ayckbourn, Life of Riley) tous interprétés par sa muse et épouse Sabine Azéma, et dans lesquels Resnais se montre plus juvénile, léger et imaginatif que jamais, même si la mort n’était jamais loin.
A lire aussi ces deux textes sur Les Herbes folles et Vous n’avez encore rien vu avant-dernier film d’Alain Resnais – son dernier, Aimer, boire et chanter, qui sort le 26 mars a reçu le Prix Alfred-Bauer lors de la Berlinale, récompense attribuée chaque année à « un film qui ouvre de nouvelles perspectives dans l’art cinématographique ou offre une vision esthétique novatrice et singulière. » Mots qui pourraient convenir parfaitement à l’œuvre entière d’Alain Resnais.
https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2013/12/16/les-herbes-folles-dalain-resnais-2/
https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2012/09/25/vous-navez-encore-rien-vu-dalain-resnais/
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