Antoine d’Anthac célèbre auteur dramatique convoque par-delà sa mort, tous les amis qui ont interprété sa pièce Eurydice. Ces comédiens ont pour mission de visionner une captation de cette œuvre par une jeune troupe, la compagnie de la Colombe. L’amour, la vie, la mort, l’amour après la mort ont-ils encore leur place sur une scène de théâtre ? C’est à eux d’en décider. Ils ne sont pas au bout de leurs surprises… et le spectateur non plus.
Vous n’avez encore rien vu, c’est le cas de le dire. Il faut le voir ou plutôt le revoir pour le croire. Accueilli poliment au dernier festival de Cannes ce film prouve que Resnais a toujours un peu d’avance même sur ses exégètes, encore capable de surprendre, de dérouter, d’inventer et de créer autour des mêmes thèmes depuis ses premiers courts et longs métrages qui posèrent les fondements d’une œuvre en même temps que ceux du cinéma moderne européen, il y a un peu plus de cinquante ans.
Revoir le film la semaine dernière à l’avant-première à la Cinémathèque française fut une sorte de révélation. Les mots prononcés par Resnais avant la projection éclairèrent le film d’une lumière particulière. Si les acteurs d’un film sont toujours des fantômes, alors ceux de son dernier le sont plus encore. Et aucun autre lieu que la Cinémathèque, ce temple (ou ce mausolée de tout le cinéma mondial depuis ses origines) ne peut rivaliser en matière de fantômes. Puis, évoquant le souvenir de Ceux de chez nous, la conférence filmée que donna Sacha Guitry au théâtre de la Madeleine et à laquelle Resnais assista encore jeune homme, il cita les paroles du maître : « Monsieur le projectionniste, à vous de jouer », l’invitant à libérer les acteurs et les images prisonniers de la petite boîte numérique. Le cinéma et le théâtre, les morts et les vivants, le passé et le présent, voici le programme de Vous n’avez encore rien vu.
L’hypnose est sans doute l’une des clés pour entrer dans l’univers de ce film, qui baigne dans une ambiance onirique, funèbre, entre vie et mort, rêve et réalité. La réminiscence aussi avec les bribes des dialogues d’Anouilh qui reviennent peu à peu, puisque la mémoire, le grand thème de tout le cinéma de Resnais, est ici celle des comédiens détenteurs de la connaissance des textes et de toute la mémoire du monde.
C’est un film presque d’outre tombe, hanté par la mort, nimbé d’un halo fantomatique. Mais c’est aussi un film d’amour : l’amour absolu dont parle la pièce d’Anouilh, Eurydice (adaptation moderne du mythe d’Orphée et de son voyage d’entre les morts) et celui que porte Resnais aux acteurs, qui le lui rendent bien. Réguliers du cinéma de Resnais et nouveaux venus, ils jouent tous leur partition à la perfection. Le dispositif inventé par le cinéaste, fait de scènes gigognes où deux troupes d’acteurs jouent parfois simultanément la même pièce, est brillant, relayé par des incrustations numériques de décors qui renforcent la dimension fantastique du film.
Le producteur Jean-Louis Livi a raison en présentant le film comme un « chef-d’œuvre artisanal ». Resnais est cet éternel petit chimiste du cinéma qui s’amuse avec son jouet, toujours curieux d’inventer des nouvelles formes de récits et d’images, de faire des expériences toujours au bord du précipice. Bien sûr qu’on pense à L’Année dernière à Marienbad, à L’Amour à mort et à d’autres films de Resnais, mais on est surtout bluffé par l’audace du cinéaste nonagénaire. On reconnaît ce mélange de modernité vieillotte en ligne droite du théâtre et du cinéma des années 20 et ce goût pour les dispositifs de mises en scène sans cesse remis au goût du jour des outils et gadgets technologiques, et des deux autres passions de Resnais, la bande dessinée (ligne claire) et les séries télévisées.
Il faut s’appeler Resnais pour signer une œuvre sépulcrale qui soit aussi ludique et, à sa façon, joyeuse. Rien à voir avec un film testament, juste une expérience de plus en attendant la prochaine.
Le film sort le 26 septembre. Parmi les autres films distribués demain en France, ne pas oublier celui d’un autre maître ancien toujours hyperactif malgré ses 104 ans : Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira, que nous n’avons encore pas vu. De Oliveira, cinéaste à propos duquel Deleuze parlait de l’invention d’une théâtralité purement cinématographique. Cela pourrait aussi s’appliquer au travail d’Alain Resnais, et en particulier Vous n’avez encore rien vu.
Laisser un commentaire