Olivier Père

Tony Scott (1944-2012)

La triste et choquante nouvelle est tombée lundi 20 août au matin : le suicide du cinéaste et producteur d’origine anglaise Tony Scott (photo en tête de texte, sur le tournage de Déjà vu), frère cadet de Ridley avec qui il était associé) à l’âge de 68 ans. Il s’est jeté du haut d’un pont en Californie, pour des raisons encore mystérieuses.

Les Prédateurs

Les Prédateurs

Longtemps méprisé pour réaliser des « pop corn movies » et des blockbusters estivaux pour les producteurs les plus clinquants d’Hollywood (essentiellement le duo Simpson/Bruckheimer, puis Jerry Bruckheimer seul après la mort par overdose de Don Simpson en 1996 et Joel Silver), Tony Scott avait finalement gagné la réputation méritée de styliste, inventeur de formes surprenantes et novatrices dans le domaine du cinéma d’action et de divertissement. Venu de la publicité britannique comme son frère, Tony Scott a longtemps pâti de cette généalogie encombrante, celle d’un faiseur d’images à l’esthétique léchée mais sans substance, au diapason de véhicules de consommation courante pour les stars du moment, vite vus vite oubliés, équivalents cinématographiques de la « junk food ». La carrière triomphale de Tony Scott démarra à Hollywood avec Top Gun en 1986, qui propulse Tom Cruise au rang de superstar et pérennise la mode des « high concept movies » inventés par Don Simpson : des films à l’histoire facile à comprendre, excitants pour le grand public et capables d’engranger un maximum d’argent en un minimum de temps. Le « high concept » en question ouvrait en fait l’ère du simplisme et de l’optimisme par opposition à la complexité critique et à la noirceur du cinéma américain des années 70. Flashdance, Officier et Gentleman, Le Filc de Beverly Hills (dont Tony Scott réalisera la médiocre suite en 1987) et Top Gun sont les titres étalons du cinéma commercial des années 80 et du reaganisme. Tony Scott fait alors figure de mercenaire à la solde des producteurs et des stars du moment. Il est vrai que Top Gun est un vrai film de propagande (complètement idiote) à la gloire de l’aviation navale américaine et Le Flic de Beverly Hills un contresens débile à l’humour décapant d’Eddie Murphy noyé dans des effets de contre-jour dignes d’un pub pour parfum. Lors de la promotion en 1990 de Jours de Tonnerre (sorte de remake de Top Gun avec des voitures de course et un scénario de Robert Towne bricolé pour Tom Cruise) Tony Scott n’a pas peur de déclarer à la presse que si son frère Ridley réalise des œuvres d’art destinées à entrer dans l’histoire du cinéma, lui est un simple faiseur dont l’unique ambition est de cartonner au box office.

Par un étrange retournement de situation, c’est au moment où la carrière soit disant prestigieuse de Ridley Scott connaît un grave creux avec des flops qui n’ont rien d’artistique (de Christophe Colomb à G.I. Jane, avant la renaissance Gladiator) que l’on commence à prendre Tony au sérieux. Déjà Revenge (1990) avait les atouts pour devenir un grand film (adaptation d’un roman très noir de Jim Harrison) mais les choses se passent mal avec l’acteur producteur Kevin Costner qui impose un montage différent de celui voulu par Scott. Dommage car l’histoire de ce premier polar « hard boiled » de Scott, genre dans lequel il excellera plus tard est belle et cruelle et fait oublier des afféteries de style une nouvelle fois hors de propos.

Le Dernier Samaritain

Le Dernier Samaritain

Le Dernier Samaritain (The Last Boy Scout, 1991) est une excellente surprise, néo polar speedé violent et drôle pas assez salué comme l’archétype du cinéma d’action américain des années 90. Le film sera une déception commerciale, donc un échec aux yeux de ses concepteurs. Pourtant Tony Scott s’associe pour le meilleur avec les trois héros du genre : le producteur Joel Silver, le scénariste Shane Black et la star Bruce Willis, au sommet de leur forme et qui surfent sur les succès de Predator, L’Arme fatale et Piège de cristal.

La violence devient super cool, les fusillades, meurtres et passages à tabac sont accompagnés de répliques à l’humour cynique et de vannes qui tuent. Mélange de « buddy movie » interracial hyper contemporain et de film noir à l’ancienne, parfaitement représentatif du Los Angeles de l’époque, Le Dernier Samaritain peut se voir comme un précurseur plausible de Pulp Fiction, avec lequel il partage les mêmes qualités et la même modernité. Dans les deux films il s’agit de proposer une version quotidienne et triviale des poncifs du cinéma criminel. Rien d’étonnant si l’on sait que Quentin Tarantino et Roger Avary ont Tony Scott dans le collimateur depuis ses débuts hollywoodiens et lui vouent un culte, encore assez solitaire. Il n’y a que Tarantino à l’époque pour évoquer Ligne rouge 7000 de Hawks à propos de Jours de tonnerre et comparer Tony Scott à Douglas Sirk.

True Romance

True Romance

Avary revendique l’écriture de l’exposé de Tarantino acteur dans un petit film indépendant où il explique le sous texte (assez évident il faut bien l’admettre) homosexuel de Top Gun. Après avoir pensé à William Lustig pour mettre en scène son premier scénario True Romance, c’est finalement à Tony Scott que Tarantino confie cette histoire de cavale amoureuse ultraviolente, qui mêle romantisme adolescent et culture de vidéoclub. Scott abandonne le temps du film le système des majors pour cette production indépendante (True Romance est produit par le français Samuel Hadida, avec les frères Weinstein) qui se révèle une excellente affaire commerciale et achève de propulser Quentin Tarantino, juste après Reservoir Dogs et juste avant Pulp Fiction au rang de nouveau prodige du cinéma américain. Tarantino participe sans être crédité au générique à certains dialogues du film suivant de Scott, USS Alabama (Crimson Tide, 1995) une production Simpson/Bruckheimer sur une situation de crise à bord d’un sous-marin atomique qui inaugure la fructueuse collaboration entre le cinéaste et Denzel Washington (cinq films ensemble). Le Fan (The Fan, 1996) est un autre film sous-estimé de Scott, thriller sur un footballeur sur la touche (Wesley Snipes) harcelé par un admirateur fou, VRP psychopathe interprété par Robert De Niro, qui donne ainsi un post scriptum à ses rôles de fan cinglé de Taxi Driver et La Valse des pantins. Le style « over the top » de Scott continue d’agacer avec ses fumigènes, ralentis et choix musicaux aberrants, mais les films commencent à gagner en profondeur ce qu’ils perdent en efficacité immédiate, y compris au box office. Scott enchaîne avec deux films d’espionnage qui comptent sans doute parmi les plus consistants de sa carrière : Ennemi d’état (Ennemy of the State, 1998) et Spy Game – jeu d’espions (Spy Game, 2001). Celui qu’on croyait abonné aux films machistes, bruyants et décérébrés, précurseurs des boursouflures audiovisuelles de Michael Bay se révèle un élégant formaliste au service de scénarios intelligents, qui jouent beaucoup sur la mémoire et un savoir préexistant des spectateurs cinéphiles.

Ennemi d'état

Ennemi d’état

Ennemi d’état est un prolongement des thrillers paranoïaques des années 70 signés Pakula et Coppola, mais les nouvelles technologies de surveillance et les gadgets High Tech rendent la traque du héros malgré lui (Will Smith) encore plus frénétique et spectaculaire. Le film a l’astuce de réemployer plus de vingt ans après le même acteur, Gene Hackman, dans le rôle d’une « taupe » spécialiste des écoutes comme dans Conversation secrète. Le personnage d’Hackman semble bénéficier de l’expérience acquise dans le chef-d’œuvre de Coppola, lorsqu’il parvient en quelques secondes à débarrasser Will Smith de tous les micros qu’on avait mis sur lui à son insu, alors que dans le film de 1974 on le quittait désespéré de n’avoir pu trouver les supposés micros cachés dans son appartement dévasté. Ce culte de l’efficacité et de la vitesse, allié à une fascination pour les machines et les technologies de pointe (avions, voitures, sous-marin, train, armes, satellites, caméras, ordinateurs…) et les images dans les images (les écrans pullulent et coexistent dans le même plan avec toutes les combinaisons possibles de juxtapositions ou superpositions d’images, et leurs multiples potentiels scénaristiques) caractérisent le cinéma de Tony Scott, qui valorise aussi les personnages individualistes et butés, en lutte contre le système et les institutions, dans une tradition américaine qui pourrait remonter à Raoul Walsh. Nous n’avons pas revu Spy Game depuis sa sortie mais le film n’a cessé de grandir dans l’estime des cinéphiles, qui le considèrent comme un modèle du cinéma d’espionnage moderne, comportementaliste et antipsychologique, avec là aussi la bonne idée de confronter deux générations d’acteurs liés à deux époques du cinéma américain, Robert Redford rescapé des Trois Jours du Condor de Sydney Pollack et Brad Pitt (qui faisait déjà une apparition mémorable dans True Romance.)

Après le relativement classique Spy Game, le cinéma de Tony Scott prend un tournure quasi expérimentale avec un trituration impressionnante des images, des sons et du montage, jusqu’au risque de l’illisibilité et de l’autodestruction. Le cinéaste semble pris d’une frénésie créatrice qui le pousse à abimer ses plans, à pratiquer toutes sortes d’expériences qui dépassent ses précédentes illustrations du style MTV, vidéoclip et pub des décennies précédentes. Scott inaugure cette période hystérique – d’autres diront ultra speedé et cocaïné – qui de Man on Fire à Unstoppable va apporter une contribution inédite au cinéma d’action hollywoodien, inventant au passage le blockbuster avant-gardiste, à la fois sensoriel et réflexif tel qu’auraient pu le rêver Oliver Stone à l’époque de Tueurs-nés ou Brian De Palma. Man on Fire est l’un des meilleurs films de Tony Scott, mélange de violence paroxystique à la Sam Peckinpah (un garde du corps emploie la manière forte pour retrouver coûte que coûte la fille d’un milliardaire kidnappée au Mexique) et de mélodrame (l’homme et l’enfant, tous deux solitaires, se lient d’une amitié inattendue avant que survienne l’enlèvement). Scott trouve l’équilibre juste entre un histoire émotionnelle (il s’agit du remake d’un – mauvais – film d’Elie Chouraqui de 1987 à l’initiative du même producteur, Arnon Milchan, avec un scénario de Brian Helgeland) et un maniérisme exalté qui colle parfaitement avec l’ambition de ce thriller à haute teneur en testostérone. La mayonnaise prend beaucoup moins avec Domino (le film le plus dingue de Scott, qui a donc ses admirateurs, mais selon nous raté), véritable maelström d’images et de sons passés au shaker et dont la forme épileptique, guère aidée par un scénario inabouti de Richard Kelly provoque un mal de crâne indescriptible.

Déjà vu

Déjà vu

En revanche, Tony Scott réussit avec Déjà vu (2006) un extraordinaire thriller de science-fiction qui est une fascinante variation autour de Vertigo : même Brian De Palma n’aurait pas osé. Un policier utilise une machine expérimentale permettant d’ouvrir une fenêtre le temps pour arrêter un dangereux terroriste qui vient de commettre un attentat meurtrier. Il peut aussi sauver la vie des centaines d’innocents et en particulier celle d’une jeune femme dont il va tomber amoureux au cours de l’enquête. Sur ce postulat délirant, mêlant romantisme morbide et splendides idées cinématographiques (une course poursuite en voitures qui se déroule dans deux espaces temps différents) Tony Scott parvient enfin à concilier ses expérimentations formelles, techniques et narratives (nappes d’images et de temps), un grand film concept et une histoire d’amour à l’envers qui prend le chef-d’œuvre d’Hitchcock comme référence matricielle. On peut être impressionné par le chemin parcouru entre Top Gun et Déjà vu. Après ce beau film, sans doute le plus ambitieux de sa carrière, Tony Scott signera deux titres mineurs qui ne feront que confirmer son goût pour la vitesse et les machines : L’Attaque du métro 123 et Unstoppable, film catastrophe purement cinétique qui a aussi la particularité de s’intéresser à des héros prolétaires dans une Amérique rurale touchée par la crise.

Une communauté internationale de cinéphiles avait élu Tony Scott, à l’encontre de la pensée critique ou journalistique dominante comme un excellent cinéaste formaliste supérieur à son frère Ridley, auteur de films remarquables, d’Alien à Prometheus, mais aussi de navets prétentieux et ennuyeux ou de ratages complets dans des domaines totalement étrangers à ses compétences comme la comédie ou la romance, écueils que Tony Scott eut l’intelligence d’éviter tout au long de sa carrière.

Mais concluons cet éloge par le premier long métrage de Tony Scott, Les Prédateurs (The Hunger, 1983). Détesté par la critique et bide commercial malgré une sélection officielle au Festival de Cannes (hors compétition) le film gagna rapidement un statut de « film culte » bien mérité d’abord auprès des amateurs de rock, puis d’une certaine frange de la cinéphilie (dont nous faisons partie). Ce film fantastique ultra esthétisant, énième variation autour du mythe de la comtesse Bathory, évoque l’univers éthéré de vampires intemporels, réfractaires à la laideur du monde moderne. Sa séquence générique se déroule dans une boîte de nuit au son de « Bela Lugosi’s Dead » du groupe new wave Bauhaus, ce qui en fit une référence pour les branchés de l’époque et un film emblématique pour le mouvement « goth » (vampirisme + rock + histoire d’amour éternelle). Erotisme chic de papier glacé, imagerie publicitaire, Les Prédateurs offrait le flanc pour se faire battre, mais il transcende à la revoyure tous ses effets visuels tapageurs grâce au pouvoir de fascination de ses interprètes (Catherine Deneuve, David Bowie, Susan Sarandon) et de son romantisme dark, pour qui aime les femmes vampires bisexuelles calfeutrées dans des luxueux immeubles new yorkais. Nous sommes finalement plus proches de Nicolas Roeg que d’Alan Parker, et l’on peut imaginer que Tony Scott n’aurait jamais accepté de tourner Top Gun trois ans après Les Prédateurs si son premier film avait été un succès…

Man on Fire

Man on Fire

N’oublions pas que Tony Scott, virtuose de la mise en scène pure, était aussi un excellent directeur d’acteurs et de stars. Des cabots et des bons comédiens comme Bruce Willis, Will Smith, Gene Hackman, Denzel Washington ou Dakota Fanning (rare actrice avec Patricia Arquette à exister vraiment dans un film de ce cinéaste viril, si l’on excepte Les Prédateurs, œuvre féminine et très à part dans sa carrière) lui doivent parmi leurs meilleures performances. Quant à Gary Oldman, Dennis Hopper, Mickey Rourke ou Christopher Walken (un habitué des films de Tony Scott) ils ont délivré dans True Romance ou Man on Fire des numéros d’acteurs d’une rare extravagance, à l’image du style excessif et « biger than life » des films de Scott.

On lira avec intérêt les nécrologies justes et informées consacrées au cinéaste anglais par Jean-François Rauger dans « Le Monde » et Jacky Goldberg dans « Les Inrockuptibles. » Et surtout le texte de référence sur Tony Scott en général et Déjà vu en particulier, publié par Mark Peranson et Christoph Huber dans la revue canadienne « Cinema scope. » http://cinema-scope.com/cinema-scope-online/world-out-of-order-tony-scotts-vertigo/

Etude symptomatique d’une certaine frange de la cinéphilie qui prit très vite au sérieux la démarche formelle de Tony Scott au sein du cinéma commercial contemporain. Cette estime était partagée par des cinéastes jugés radicaux mais qui se sentaient néanmoins proches du travail de Scott, comme Shinji Aoyama.

 

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