Olivier Père

Moebius, Miyazaki, Schoendoerffer

Le dessinateur Jean Giraud, alias Moebius, est décédé le 10 mars dernier des suites d’un cancer, à l’âge de 72 ans. Unanimement salué comme l’un des artistes majeurs de la bande dessinée, il laisse aussi une empreinte remarquable au cinéma, où il a inspiré de nombreux univers de science-fiction.

En 2005, nous avions visité une belle exposition au Musée de la Monnaie à Paris qui mettait en perspective le travail de deux grands créateurs du dessin et de l’image animée, le Français Moebius et le Japonais Miyazaki.

Il existe de nombreuses façons de provoquer la rencontre entre deux artistes à l’occasion d’une exposition ou d’une rétrospective, presque autant que les liens qui peuvent se nouer entre deux créateurs, écrivains, cinéastes, peintres ou dessinateurs. On oubliera la relation évidente entre le maître et l’élève, ou celle trop galvaudée qui unit le modèle et son disciple, dans le cercle des influences et des confluences (l’exemple type, au cinéma, d’Hitchcock et De Palma). Plus intéressante fut il y a une quinzaine d’années, lors du Festival d’Automne, la rétrospective reliant l’œuvre d’Alain Resnais et celle, en devenir, de Tim Burton (célébré actuellement en grande pompe à la Cinémathèque française.) Deux cinéastes que tout semblait opposer mais qui trouvaient, dans le rêve et leur fascination pour la bande dessinée, plusieurs points communs, rapprochements fortuits, presque maldororiens et pourtant embrayeurs de sens et d’idées, quand bien même Resnais et Burton n’auraient jamais vu ni même entendu parler des films de l’autre.

L’exposition qui associait à la Monnaie de Paris Jean « Mœbius » Giraud et Hayao Miyazaki, et qui coïncidait avec la sortie française du nouveau film d’animation du maître japonais, Le Château ambulant, était évidemment moins audacieuse mais elle constituait néanmoins une surprise, propre à éveiller l’imagination et à considérer de plus près les œuvres et les trajectoires des deux artistes.

Hayao Miyazaki, génie du manga et du cinéma d’animation japonais, créateur en 1985 du studio Ghibli qui a produit en toute indépendance les chefs-d’œuvre de Miyazaki (Porco Rosso, Mon voisin Totoro, Le Voyage de Chihiro, jusqu’à son dernier long métrage en date, le superbe Ponyo sur la falaise en 2008), mais aussi d’autres cinéastes (le génial Tombeau des lucioles d’Isao Takahata par exemple) jouit depuis la fin des années 90 d’une réputation internationale extraordinaire. Ses films rencontrent en France un succès croissant, depuis la sortie différée de Princesse Mononoké. Il faut dire que son distributeur Buena Vista International (également à l’origine de l’exposition), filiale de Disney, a employé les grands moyens pour faire connaître son œuvre au public le plus large, les enfants, mais aussi les adultes guère concernés par l’animation japonaise, les thèmes et l’univers très singulier mais aussi très asiatiques (notamment l’animisme) de Miyazaki. Généralement, l’autre artiste immédiatement associé au nom de Miyazaki n’est pas un autre dessinateur ou animateur mais Akira Kurosawa. Malgré leur différence d’âge, les deux hommes se connaissaient et s’estimaient, et les points communs ne manquent pas entre leurs œuvres respectives. Des rencontres et des entretiens croisés entre les deux cinéastes furent d’ailleurs organisés (et publiés) avant la mort de l’auteur des Sept Samouraïs. Il est évident que le magnifique conte féodal de Miyazaki Princesse Mononoké rendait hommage aux fresques épiques de Kurosawa, à son art du mouvement, sa splendeur visuelle et sa maîtrise des scènes à grand spectacle comme des études de caractères. Kurosawa, lui-même dessinateur et peintre, et fin connaisseur des maîtres de la Renaissance italienne, composaient ses plans de foule ou de bataille avec un sens très pictural du cadre et de la couleur. Mais Miyazaki et Kurosawa n’étaient pas seulement liés par des similitudes esthétiques. Outre leur statut de maître respecté et intouchable, ils s’imposent comme de grands artistes humanistes dont les films, à la fois respectueux des traditions japonaises et ouverts au patrimoine littéraire et pictural mondial, atteignent une dimension universelle.

Moins évident, l’axe Miyazaki Mœbius est également plus passionnant car il offre des perspectives nouvelles, ouvrant pour l’œuvre de Miyazaki un horizon qui dépasse la culture et l’animation japonaises. On connaît Mœbius pour son itinéraire de touche-à-tout génial, navigant depuis les années 60 de la bande dessinée au cinéma, en passant par presque toutes les formes d’images inventoriées. C’était un visionnaire, mais aussi un artiste aux identités et aux vies multiples, indissociable de l’histoire de la bande dessinée et de la SF en France. Jean Giraud naît en 1938 à Nogent-sur-Marne, très tôt fasciné par le Far West américain et le dessin. Après une collaboration avec Joseph Gillain et un premier album de BD, il rencontre Jean-Michel Charlier et crée avec ce scénariste co-directeur du journal « Pilote » le personnage du lieutenant Blueberry, héros d’une longue série d’albums. Giraud entame une carrière parallèle sous le pseudonyme de Mœbius. Il fonde en 75 le magazine « Métal Hurlant » avec Jean-Pierre Dionnet et Philippe Druillet, devient un pionner de la science-fiction en France, notamment avec la création des sagas dessinées « Arzach » puis « L’Incal » avec le Chilien panique, allumé et pluridisciplinaire Alejandro Jodorowsky.

La première rencontre entre Miyazaki et Mœbius s’effectue par œuvre interposée, à plusieurs années d’intervalle. Sans (encore) se connaître, ni supposer leur admiration réciproque, Miyazaki se plonge dans la bande dessinée « Arzach » de Mœbius, dont la première publication date de 1976. Un peu plus tard le dessinateur français est l’un des premiers occidentaux à s’enthousiasmer pour les films de Miyazaki, alors totalement inconnu hors du Japon en découvrant son premier chef-d’œuvre, Nausicaä de la vallée du vent, réalisé en 1984 et adapté de son propre manga débuté en 1982. Mœbius voit le film un nombre incalculable de fois, en cassette vidéo sans sous-titre. Dans les deux cas, il s’agit de jalons importants dans l’œuvre des artistes. Nausicaä de la vallée du vent est le premier film réellement personnel de Miyazaki, et partage avec « Arzach » l’ambition de dépasser les limites de l’animation et de la bande dessinée pour enfants en proposant un univers imaginaire inédit mais aussi un scénario riche en ramifications philosophiques. La recherche de la beauté graphique épouse une quête spirituelle et humaniste qui débouchera chez les deux artistes vers un message animiste et panthéiste, voire écolo new age selon les mauvaises langues. L’exposition consacrait une salle à la mise en perspective de « Nausicaä » et « Arzach », point de rencontre historique des deux M, pour ensuite décliner en une enfilade de salles les thèmes et les univers communs aux deux artistes. Mœbius et Miyazaki sont fascinés par les machines volantes ou flottantes (la présence récurrente chez Miyazaki d’avions ou de cités célestes héritées de Swift ou Jules Verne ; de vaisseaux spatiaux ou de créatures ailées chez Mœbius). Créateurs de mondes invisibles et d’univers en suspension, entre ciel et terre, rêve et réalité, inventeurs de formes proliférantes, en perpétuelles métamorphoses, ils donnent vie à un extraordinaire bestiaire fantastique composé de mutants et de créatures hybrides entre l’animal et l’humain. Rivées vers le futur ou l’onirisme, leurs œuvres prennent pourtant racine dans les légendes anciennes. Les deux M ont régulièrement puisé leur inspiration dans la littérature du XIXe siècle, la peinture ou le cinéma classique. Giraud dessina une version futuriste des Sept Samouraïs de Kurosawa, tandis que Miyazaki doit beaucoup à Jules Verne, Lewis Carroll et Jonathan Swift. Quel que soit le support de leur travail (dessins, peintures, films ou images de synthèse), l’œuvre des deux artistes repose avant tout sur une technique magistrale des arts graphiques, véritable socle d’une inventivité sans limites. La rencontre croisée de deux imaginaires proches était très bien orchestrée par cette exposition qui mettait en scène les ressemblances et les aspirations communes grâce à de nombreux dessins, celluloïds, story-boards, mais aussi des montages d’extraits de films et un entretien vidéo entre Mœbius et Miyazaki. Cette exposition, qui permettait pour la première fois de survoler la carrière cinématographique de Mœbius, laissait également entrevoir la différence majeure entre les trajectoires des deux artistes. Mœbius était comme un créateur surdoué et versatile, toujours là où on l’attend le moins, qui travailla souvent en association avec des écrivains des cinéastes ou des scénaristes, sans jamais signer lui-même la réalisation de ses dessins animés. C’est le grand animateur René Laloux, après La Planète sauvage, qui réalisa en 1980 Les Maîtres du temps d’après des dessins et une histoire de Mœbius, tandis que Jan Kounen hérita de la lourde tache d’adapter « Blueberry » au cinéma (en 2004, avec un film immédiatement oublié). Une partie importante de l’œuvre de Mœbius gît dans les limbes, inconnue ou inachevée, et c’est la qualité de cette exposition de la faire découvrir aux non-initiés. Il y a d’abord le gigantesque projet avorté du Dune d’Alejandro Jodorowsky, d’après Franck Herbert, en 1975, dont il subsiste le story-board intégral dessiné par Mœbius, puis sa participation essentielle – bien que méconnue, et parfois non créditée – à des films aussi novateurs que Tron, Alien, Blade Runner ou Abyss. Embauché par ces superproductions hollywoodiennes, Mœbius imagine les décors, les costumes, l’univers visuel et parfois les créatures (les magnifiques extraterrestres d’Abyss) d’œuvres de science-fiction qui vont profondément marquer plusieurs générations de spectateurs et même l’inconscient collectif sans forcément que le grand public associe le nom de Mœbius à ces exceptionnelles réussites. Mœbius collabora aussi à des entreprises beaucoup moins ambitieuses (comme Les Maîtres de l’univers, fulgurante daube produite par la Cannon d’après les figurines en plastique Mattel) ou ratées comme Willow de Ron Howard produit par George Lucas. Pour Le Cinquième Élément, Luc Besson se paie les services de Mœbius pour mieux piller l’histoire de « L’Incal » et pondre un navet boursouflé. Mœbius, contrairement à Miyazaki, n’a pas eu peur de se disperser et pouvait créer des œuvres magnifiques pour les jeux d’arcades de Sony à Los Angeles. Tandis que Miyazaki règne sur l’empire Ghibli, en artiste démiurge et tout puissant, Mœbius avait choisi de rester dans l’ombre, à la fois incontournable, adulé et discret, dont les personnages fétiches, Blueberry en tête, sont plus connus du grand public que leur créateur, tandis que Miyazaki est aujourd’hui une des principales figures mondiales de l’auteur star, comme Kubrick, Fellini et Kurosawa avant lui.

Cela n’a rien à voir, mais la disparition de Moebius a été suivie le 14 mars par celle du cinéaste et écrivain Pierre Schoendoerffer. Ce passionné de Conrad, Kipling, London et Melville fait l’apprentissage du cinéma au service cinématographique de l’armée. Caporal chef durant la guerre d’Indochine, il sera fait prisonnier à l’issue de la bataille de Diên Biên Phu. A son retour à la vie civile, Schoendoerffer n’abandonne pas son goût des voyages et de l’aventure. Il est journaliste pendant la guerre d’Algérie, rencontre son idole Joseph Kessel à Hong Kong, tourne son premier film, le documentaire La Passe du diable en Afghanistan en 1958. On se souviendra avant tout de Pierre Schoendoerffer pour l’extraordinaire 317ème Section (1965), l’un des meilleurs films de guerre jamais réalisé, d’après son propre roman et sa propre expérience en Indochine. Avec la complicité du grand producteur Georges de Beauregard et du génial directeur de la photographie Raoul Coutard, tous deux associés aux révolutions techniques et esthétiques de la Nouvelle Vague, Schoendoerffer réussit un film d’un réalisme extraordinaire, nourri par son expérience du documentaire et du reportage. Porté par l’interprétation remarquable de Jacques Perrin et Bruno Cremer, le film est le récit d’une fuite dans une jungle hostile, d’un groupe de soldats français cerné par l’ennemi, qui débouche sur une réflexion sur l’amitié, l’héroïsme et la mort. Loin des conventions du film de guerre hollywoodien (même s’il rejoint souvent Fuller et Walsh sur le terrain du réalisme), le film a parfois des accents bressionniens que la suite de la carrière de Schoendoerffer confirmera, sans jamais égaler cette réussite totale : une œuvre à part dans le cinéma français, admirée dans le monde entier et notamment par des cinéastes comme Coppola, Milius et Cimino qui filmeront à leur tour la guerre et prendront La 317ème Section comme référence absolue.

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