Olivier Père

La Victime désignée de Maurizio Lucidi

J’ai un faible pour les films, célèbres ou obscurs, tournés à Venise, l’une des villes les plus photogéniques du monde, et l’une de mes préférées : Mort à Venise bien sûr, mais aussi Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, Ames perdues de Dino Risi (revu récemment en DVD, formidable et sous-estimé dans la riche carrière d’un cinéaste qui ne fut pas seulement un maître de la comédie italienne et dont l’œuvre possède un versant sombre, fantastique, quasiment inavouable pour des raisons que j’aimerai bien explorer un jour dans ces colonnes), La Clé de Tinto Brass, Chi l’ha vista morire d’Aldo Lado… et La Victime désignée (La vittima designata) écrit par le même Aldo Lado et réalisé en 1971 par Maurizio Lucidi, modeste artisan du cinéma populaire italien qui n’a jamais fait mieux avant et après ce film policier qui se déroule entre Milan et la Cité des Doges.

Stefano, un jeune publicitaire milanais, est lié par un mariage d’argent à une femme qui le méprise et refuse de lui concéder le divorce. Lors d’une escapade amoureuse à Venise avec sa maîtresse, il fait la rencontre d’un étrange aristocrate, le comte Tiepolo, qui lui propose un surprenant marché. Lui assassinerait l’épouse récalcitrante tandis que Stefano supprimerait le frère du comte, double maléfique qui lui empoisonne l’existence.

On aura deviné que La Victime désignée emprunte son idée de départ à L’Inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock, adapté d’un roman de Patricia Highsmith. Objet d’un culte discret mais fervent des deux côtés des Alpes, La Victime désignée fut longtemps un film rare avant d’être disponible en DVD en Italie et en France. Le film de Lucidi (mais son véritable auteur est sans doute le cinéaste Aldo Lado – venu nous rendre une visite amicale à Locarno pendant le festival l’été dernier – qui en signe l’histoire) est une réussite trop méconnue dans le paysage de la production commerciale italienne du début des années 70. La mode est alors au cinéma criminel et les films se partagent entre imitations des « gialli » violents de Dario Argento et les histoires de conspiration et d’adultère dans les milieux de la haute bourgeoisie. La Victime désignée appartient à la seconde catégorie, mais il bénéficie d’atouts majeurs qui en font l’un des titres les plus fascinants de cette période. Alors que le cinéma de genre italien connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, parfois pour des mauvaises raisons (le goût du second degré devant des effets grossiers et un opportunisme racoleur), La Victime désignée est un thriller psychologique morbide porté par une mise en scène et une photographie élégantes, et l’inoubliable musique de Luis Bacalov, aux antipodes de certains bâclages de la série B transalpine. Les premières séquences dans les brumes vénitiennes, ville rêvée pour une histoire aussi vénéneuse et triste, sont tout simplement envoûtantes. Très belle photo d’Aldo Tonti, qui travailla en alternance avec les grands maîtres du cinéma italien, pour des superproductions internationales ou des films de genre. Chanson « My Shadow in the Dark » par le groupe New Trolls, devenue objet de culte en Italie : le refrain reprend le monologue fameux d’Hamlet (« To die, to sleep, maybe to dream »). Le film doit beaucoup à son duo d’acteurs, Tomas Milian dans le rôle de Stefano, exceptionnellement sobre, et le grand Pierre Clémenti, flamboyant en comte hippie décadent. Les deux hommes y nouent une relation crypto homosexuelle sur le modèle de leurs lointains doubles hitchcockiens, Farley Granger et Robert Walker.

Tomas Milian et Pierre Clémenti dans La Victime désignée de Maurizio Lucidi

Tomas Milian et Pierre Clémenti dans La Victime désignée de Maurizio Lucidi

 

Catégories : Actualités

Un commentaire

  1. Bertrand Marchal dit :

    « quasiment inavouable pour des raisons que j’aimerai bien explorer un jour dans ces colonnes »

    Surtout, ne vous gêne pas pour nous! ça m’intéresse, c’est un film que j’adore!
    Risi n’a fait que des bons films et souvent de très, très bons. j’ai revu récemment le Fou de Guerre, et jamais Coluche ne m’a autant fasciné.

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