Robert Altman, spécialiste du film choral, doit pourtant ses plus belles réussites aux pérégrinations de deux fieffés individualistes, John McCabe (dans le film du même nom, McCabe & Mrs. Miller en version originale, 1971) et Philip Marlowe (dans son génial Le Privé, deux ans plus tard).
McCabe est un ex tueur à gages, un joueur et un proxénète, reconverti en petit entrepreneur qui tente sa chance en faisant fructifier un bordel dans une bourgade minière perdue dans les montagnes du Nord-Ouest en 1902. Il s’associe à une prostituée ambitieuse, Mrs Miller. Leur commerce prend de l’ampleur, au point d’attirer l’attention des capitalistes de la région qui veulent lui racheter. Devant son refus, ils envoient dans le village trois tueurs pour éradiquer cette poche de résistance au monopole des gros patrons. John McCabe appartient à son époque, les années 70, propices aux remises en question. Altman attaque l’Amérique par ses fondations et ses mythes : celui du spectacle (Nashville, Buffalo Bill et les Indiens) du progrès (Le Privé), celui de la famille et du melting-pot (Un Mariage) et dans John McCabe, celui de la libre entreprise. Nous ne sommes pas éloignés, au rayon des thèmes, de certains films de John Huston, des westerns élégiaques de Sam Peckinpah et de La Porte du paradis de Michael Cimino (1980), clôture de cette veine autocritique et révisionniste qui tend à faire un sort au mythe de la frontière et à démontrer que civilisation et violence ont souvent fait bon ménage.
L’originalité du film est ailleurs : dans la méthode d’Altman, filmeur acharné qui enchaîne les tournages et aime à s’entourer d’une équipe technique et artistique régulière, que viennent ici rejoindre deux stars (le couple formé alors à la ville comme à l’écran par Warren Beatty et Julie Christie) qui sont aussi deux grands acteurs capables de malmener leur image proprette (même si les relations entre Beatty et Altman seront exécrables.) Altman et sa troupe ont bouleversé les habitudes du cinéma américain. Le cinéaste ne respecte qu’en apparence les règles du western : un étranger arrive dans une ville, il lutte seul contre une organisation, jusqu’au règlement de comptes final. Mais nous sommes loin du Train sifflera trois fois.
Altman réorganise ces éléments narratifs pour offrir une nouvelle forme de spectacle, plus adulte et plus ironique. Le héros du film est un ancien tueur et un maquereau sans envergure, le village prospère autour du bordel et non de l’église, le récit se déroule imperturbablement comme un incident sans importance dans l’histoire de l’avancée du progrès. John McCabe, vestige du passé, mort en sursis, ne laissera aucune trace dans les mémoires. Pas même dans celle de sa maîtresse, Mrs Miller, arriviste brisée qui se réfugie dans les volutes de l’opium. La mort, la drogue, l’oubli. John McCabe est un film mortuaire, nimbé du début à la fin dans un linceul de neige et de boue, bercé par les sublimes chansons de Leonard Cohen dont on ne sait si elles commentent les images ou l’inverse. John McCabe ne se contente pourtant pas de suivre la thématique de l’échec en vogue ces années-là. Altman est un cinéaste en rupture avec le cinéma américain et sa façon de raconter des histoires. Sa façon de filmer, en longs plans mobiles qui captent plusieurs actions simultanées, qui accueillent l’improvisation et gèrent les imprévus, frappe encore aujourd’hui par sa modernité. L’utilisation de la musique, ainsi que la photographie du grand Vilmos Zsigmond, une fois de plus très audacieuse, sont révolutionnaires.
C’est enfin un film où Altman, pas encore prisonnier de sa trop fameuse (et contestable) misanthropie, osait encore nous émouvoir avec deux personnages de losers presque magnifiques et leur histoire d’amour, fut-elle mal partagée, monnayée et sans avenir. Les scènes où McCabe souffre sans oser le dire de voir Mrs Miller monter avec des clients, et qu’il se lamente d’être un rustre sans instruction incapable de dévoiler ses sentiments à la femme qu’il aime compte parmi les plus belles du film et de tout le cinéma d’Altman. Chef-d’œuvre.
Le film sera projeté le vendredi 20 janvier à 21h30 et le mercredi 15 janvier à 19h à la Cinémathèque française dans le cadre de la rétrospective Robert Altman.
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