Olivier Père

Arrête-moi si tu peux de Steven Spielberg

Du 9 janvier au 3 mars, la Cinémathèque française montrera l’intégralité des films de Steven Spielberg. J’ai longtemps entretenu une relation ambivalente et très critique avec le cinéma de Spielberg, qui m’avait offert mes premiers émois de spectateur enfant pas encore cinéphile avec Les Aventuriers de l’Arche perdue (1981), avant de basculer à mes yeux dans l’imagerie dégoulinante – et un peu dégoûtante – de La Couleur pourpre (1986) et l’irresponsabilité de La Liste de Schindler (1994). Les débuts fracassants de Spielberg (Duel réalisé pour la télévision mais distribué au cinéma en France, Sugarland Express, Les Dents de la mer, Rencontres du troisième type et même la farce 1941) imposèrent le jeune cinéaste comme un surdoué du cinéma de divertissement, héritier d’Hitchcock et du grand spectacle hollywoodien à la Michael Curtiz ou Victor Fleming. Les films de la maturité furent plus problématiques, le cinéaste s’achetant une respectabilité avec des grands sujets traités avec balourdise et académisme (La Couleur pourpre, La Liste de Schindler, Amistad, Munich, pas loin d’être ses pires films) tandis que sa veine infantile se tarissait dans des productions décadentes comme Hook. Si les années 90 furent une mauvaise période artistique pour Spielberg (hormis le sympathique Jurassic Park), le cinéaste devint beaucoup plus passionnant et ambitieux à l’orée des années 2000, avec son retour à la science-fiction et une sorte de chef-d’œuvre incompris que nous sommes nombreux désormais à considérer comme l’un des plus beaux films du cinéma contemporain, A.I. Intelligence artificielle d’après le projet de Stanley Kubrick. Sacré l’homme le plus puissant du cinéma hollywoodien, Spielberg devenait enfin l’un de ses cinéastes les plus talentueux. Sa trilogie de science-fiction (A.I. Intelligence artificielle, Minority Report, La Guerre des mondes) est impressionnante, sans doute le sommet de sa filmographie.
Longtemps fâché avec les productions Spielberg, avant son retour en grâce (malgré un mauvais film comme le dernier Indiana Jones), c’est une comédie charmante qui me réconcilia avec son cinéma, en 2003.
Arrête-moi si tu peux
(Catch Me if You Can) s’inspire de l’autobiographie de Frank Abagnale Junior, imposteur de génie qui s’inventa dès l’âge de seize ans plusieurs identités prestigieuses pour surmonter le handicap de ses origines modestes. Tour à tour pilote de ligne à la Pan Am, médecin, avocat, Frank va fabriquer en l’espace de cinq ans une centaine de chèques et encaisser grâce à ses dons de faussaire et sa bonne figure plusieurs millions de dollars aux États-Unis et à travers le monde.
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Délaissant l’alternance des vaines machines à effets spéciaux et des sujets à thèses ambitieux, Spielberg réalise avec Arrête-moi si tu peux un film aussi séduisant que son jeune héros. Le décor de la fin des années 60 se prête tout à fait à cette euphorisante aventure. John Williams a même tronqué ses flonflons pour une pétillante musique dans le style d’Henri Mancini.
Spielberg n’est pas Blake Edwards, mais il adopte une mise en scène virevoltante, élégante et subtile. Dès l’ambiance « lounge » de son générique, le film nous promet un dépaysement sixties, une course-poursuite et de nombreux changements de décors. Pari tenu. Le film est porté par Leonardo DiCaprio plein de charme et de talent et l’on assiste avec une réelle jubilation à l’enchaînement frénétique de mensonges et escroqueries diverses et variées et à l’étalage des ressources infinies du jeune homme.
Arrête-moi si tu peux
s’intéresse au plus beau sujet (de cinéma) qui soit, l’imposture, moteur intarissable de fictions et de situations. À l’écran, le personnage de l’imposteur est celui qui met avec le plus d’évidence sa vie en scène et surtout montre l’intelligence et la folie au travail, avec toujours deux motivations : un résultat immédiat (l’argent, la gloire) déclenché par sa mégalomanie et un but caché, provoqué par sa névrose. Pourquoi fait-il ça ?
Steven Spielberg creuse malgré la variété apparente de ses films le même sillon, plus ou moins consciemment (ici plus). La cavale de son jeune héros n’a pour seul but – à peine camouflé – que de revenir à l’enfance, fuir l’entrée dans monde des adultes (symbolisé par le système social, l’obéissance aux lois et le travail) ou du moins en reculer l’échéance. Le déclic de la carrière d’escroc de Frank fut provoqué par le divorce de ses parents. Pour Spielberg la famille est essentielle à la construction du bonheur. Cette idée n’est pas ridicule en soit, mais elle incite Spielberg à déraper vers son pêché mignon, la scène sentimentale, véritable dispositif pavlovien pour déclencher la sympathie et l’identification du spectateur au personnage. Malgré son existence enivrante et hors du commun le jeune escroc ne rêve qu’à une belle vie de foyer. Sa solitude – mise en parallèle avec celle de son poursuivant, austère agent du FBI (Tom Hanks) – apparaît dans toute sa tristesse les soirs de Noël qu’il passe immanquablement seul. Voilà sans doute l’image parfaite du malheur selon Spielberg (et/ou son public familial). Cependant, ce genre de facilités narratives n’occulte pas les qualités psychologiques du film lors des scènes qui réunissent DiCaprio et Christopher Walken, très bons tous les deux. La plus belle part du film concerne la relation entre Frank et son père, porteurs du même patronyme et de la même vision de la vie. La frénésie volontariste avec laquelle Frank se sent le devoir de réaliser les principes d’audace que son père lui a transmis rend particulièrement émouvant cet amour filial placé sous le signe de l’admiration et de la procuration. Arrête-moi si tu peux est d’ailleurs un film très masculin (comme le sont d’ailleurs les thèmes de la fuite et de l’imposture). C’est une histoire d’hommes, de père et d’enfant comme les affectionne Spielberg (voir le récent Tintin). Éloigné de son véritable père, Frank va développer avec son poursuivant une sorte de rivalité bienveillante puis de complicité. Les femmes quant à elles sont hors-jeu, ou mauvaises joueuses : les filles qui passent entre les bras de Frank, au bénéfice de ses fausses activités et de sa belle apparence (le prestige de l’uniforme) ne sont que des silhouettes blondes plus ou moins vénales. Les deux seules femmes aimées par Frank, la fiancée oie blanche et la mère Française, se révèlent délatrice et traîtresse (c’est la mère indigne qui prend un amant et demande le divorce quand son mari est licencié).

Cette histoire d’imposteur hérite donc de la misogynie supposée du génial Roman d’un tricheur de Sacha Guitry, en restant beaucoup plus sage que son supposé modèle. La morale est sauve dans Arrête-moi si tu peux. Frank rentrera dans le droit chemin quand il aura compris que sa fuite des responsabilités est vaine, et gagnera beaucoup d’argent légalement grâce à ses compétences professionnelles. Mais cette « success story » a emprunté un chemin plutôt original et s’est posé quelques questions suffisamment importantes (sur la filiation, par exemple) pour nous procurer beaucoup de plaisir et remettre Spielberg en bonne position sur la carte du cinéma américain.

Arrête-moi si tu peux sera projeté le mercredi 18 janvier à 17h et le samedi 4 février à 14h (suivi d’une table ronde sur « le cinéma américain ou l’art de raconter des histoires : Eastwood, Spielberg, Altman et les autres ») à la Cinémathèque française dans le cadre de la rétrospective Steven Spielberg.

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