Olivier Père

Camille Claudel 1915 : entretien avec Bruno Dumont

Camille Claudel 1915, le septième long métrage de Bruno Dumont sort mercredi 13 mars dans les salles françaises, distribué par ARP. Il est coproduit par ARTE France Cinéma, avec 3B Productions. Camille Claudel 1915 marque un accomplissement dans la carrière du cinéaste, en pleine possession de ses moyens, et même un dépassement. Bruno Dumont s’affranchit des frontières et de certains signes de reconnaissance de son cinéma (un ancrage contemporain, les territoires du Nord de la France, un goût pour le mutisme et la sauvagerie, le recours exclusif à des comédiens non professionnels) pour libérer une puissance expressive et émotionnelle encore plus grande. Nous avons rencontré Bruno Dumont pour discuter avec lui de ce très beau film. Une histoire de rencontres et de regards.

Bruno Dumont et Juliette Binoche sur le tournage de Camille Claudel 1915

Bruno Dumont et Juliette Binoche sur le tournage de Camille Claudel 1915

Le premier plan du film montre Camille Claudel de dos. Le dernier montre son visage. Ce cheminement est-il significatif de votre approche du personnage ?

J’avais l’idée que les gens connaissaient Camille Claudel et son œuvre et que je pouvais me permettre de ne pas répéter ce qu’on sait déjà, et donc d’aller vers le creux des choses. Je pense que la mémoire que l’on peut avoir d’elle offrait à la mise en scène du film la possibilité de ne pas exposer, de ne pas expliquer. Pour la première fois je pouvais jouer, converser avec le spectateur grâce à sa connaissance préalable d’un personnage.

Ce film est né du désir de Juliette Binoche de travailler avec vous, mais c’est vous qui avez pensé à Camille Claudel.

La notoriété de Juliette Binoche devait être l’un des ingrédients qui participent à la fabrication du film. La célébrité de Camille Claudel devait se nourrir de celle de Juliette Binoche, mais aussi se substituer à elle, et réciproquement. Juliette ne devait pas être une gêne à la vraisemblance du film et au travail naturel du spectateur qui doit accepter la présence de Juliette Binoche. Je pense que la proposition que j’ai faite à Juliette Binoche de jouer Camille Claudel est bonne. Ce sont deux forces. Elles se partagent, elles se versent l’une dans l’autre. Elles se nourrissent mutuellement. J’ai toujours fait d’un paysan un paysan et d’une artiste une artiste. L’artiste Juliette Binoche m’aide à cerner l’artiste Camille Claudel.

C’est le souci du réalisme et le refus de l’artifice ?

Diriger un acteur, c’est justement le rendre moins visible. Tout l’art de la mise en scène consiste à jouer avec la connaissance qu’a le spectateur de la personne choisie pour que cela ne nuise pas à la perception du personnage. Commencer avec Juliette de dos puis nue, c’est une façon de poser le personnage et de l’amener vers la vraisemblance.

Le film accorde beaucoup d’importance aux visages : ceux de Juliette Binoche et de Jean-Louis Vincent (qui interprète Paul Claudel) bien sûr, mais aussi ceux des véritables malades et des infirmières qui ont participé au tournage.

L’amour est né naturellement entre nous. Je n’avais pas peur du voyeurisme. On s’aimait et on avait passé suffisamment de semaines ensemble pour que ce problème soit de mon point de vue résolu. Quand je filme Alexandra (une handicapée mentale qui se prend d’amitié pour Camille Claudel dans le film, ndlr) je connais la dureté de son visage mais aussi toute la lumière qui s’en dégage et je sais que quelque chose va passer à l’écran. L’idée de temps est importante. Il faut prendre le temps de regarder Alexandra pour commencer à voir apparaître son humanité, son cœur. Ce n’est pas immédiat. Je cadre longtemps son visage pour que son regard rencontre celui du spectateur. Un plan moyen ne suffit pas, il faut foncer sur son visage pour révéler sa bonté, sa générosité.

Les visages sont chargés d’émotions, mais ils ont aussi une valeur dramaturgique, comme celui de Camille Claudel/Juliette Binoche quand elle assiste aux répétitions du Don Juan de Molière et passe de l’amusement à la douleur lorsque remonte le souvenir de Rodin.

L’amalgame existe dans l’esprit de Camille Claudel entre Don Juan et Rodin, et le spectateur le comprend sans qu’on ait besoin de le souligner. Mais c’est aussi la proximité entre le grotesque, le burlesque et le tragique. Juliette Binoche passe du rire aux larmes, et beaucoup de spectateurs qui n’osaient pas rire attendent qu’elle le fasse pour se libérer et rire à leur tour.

En 1915 Camille Claudel est internée depuis deux ans et conserve encore l’espoir de sortir bientôt. Elle ne sait pas qu’elle restera dans un asile jusqu’à la fin de ses jours. Votre film se déroule dans un temps de l’après : après la passion amoureuse, après la liberté, après la création. On trouve en elle des résidus, des traces de ce qu’elle a vécu.

Cela m’intéressait de travailler avec une femme qui a été. Quand on rencontre quelqu’un et qu’on le regarde bien on peut voir les traces de son passé. J’ai choisi l’année 1915 car c’est une date où Camille Claudel a tout derrière elle. Elle est en train de sombrer. Le temps passé sur son visage et sur ses mains suffit à nous faire comprendre son âge. Je voulais montrer qu’elle n’a plus ni la capacité ni la volonté de créer. Ce sont des mains qui ont sculpté ce qu’il y a de plus beau sur terre mais elles ne veulent plus le faire. A un moment du film elle prend un peu de glaise dans ses mains et n’en fait rien. Même dans ce rien on ne peut s’empêcher de voir un embryon de forme.

Vous entretenez une sorte de symétrie ou d’effet de miroir entre Camille Claudel et son frère Paul.

Ils proviennent du même noyau qui s’est scindé en deux parties, mâle et femelle. Malgré les contradictions, les oppositions et l’ambivalence on comprend qu’ils sont identiques, et totalement illuminés tous les deux. Lui est versé dans le religieux, elle est complètement dénudée. Il y a quelque chose de profondément génial – et de dément – dans l’un et dans l’autre, qui touche au génie de l’art.

Avez-vous cherché à percer le mystère de la folie dans ce film ?

Non, mais j’ai cherché à filmer un mystère. Il y a un mystère dans la maladie de Camille Claudel et la durée de son internement, et aussi dans le comportement de Paul Claudel. Camille Claudel avait été diagnostiquée comme paranoïaque et à plusieurs moments les médecins ont suggéré à la famille qu’elle pourrait sortir de l’hôpital. J’ai voulu montrer ce mystère au spectateur, mais sans vouloir trancher ou apporter de réponses. Le mystère n’est pas percé mais au contraire il est exprimé, agrandi.

Plusieurs pôles s’opposent dans votre film, l’intérieur (l’asile) et l’extérieur (la nature), l’ombre et la lumière, mais aussi le matérialisme et la spiritualité, le corps et l’âme.

La seule façon de filmer la spiritualité c’est d’attendre qu’elle jaillisse. Elle apparaît par évaporation, lorsque l’on filme des femmes qui marchent sur une montagne par exemple. Il faut garder les acteurs dans la simplicité de la réalité et espérer que quelque chose se passe entre le spectateur et le film grâce à la durée du plan, à la mise en scène.

Jean-Louis Vincent dans Camille Claudel 1915

Jean-Louis Vincent dans Camille Claudel 1915

L’arrivée de Paul Claudel dans le film est impressionnante. Aux côtés d’une actrice transfigurée, Juliette Binoche telle qu’on le l’a jamais vue, on découvre un acteur pour la première fois à l’écran, Jean-Louis Vincent.

J’ai cherché et Jean-Louis Vincent est passé devant moi. Il est comédien mais il a été normalien et agrégé de littérature. Il avait déjà une connaissance intellectuelle et spirituelle de Paul Claudel. Dans son interprétation il y a une intelligence très fine et subtile de l’art poétique de Claudel. Paul Claudel était un être très obscur. Ce qu’il dit dans sa prière avant d’arriver à l’asile, sur le bord de la route à côté de son auto est assez incompréhensible. Mais cela n’a pas beaucoup d’importance. On est transporté dans la transfiguration poétique, ce qui compte c’est la musique et les oscillations extraordinaires de sa voix. Dans le film on était jusqu’à présent avec des esprits déments et on rencontre un esprit poétique, le summum sur le plan de l’évolution humaine. Claudel était un génie poétique, avec aussi une forme de démence sans son élévation mystique. Claudel représente pour moi le génie français, avec tout ce qu’il peut y avoir d’écœurant dans ce génie, sur le plan de la morale. Une intolérance, une prétention, un puritanisme qui sentent mauvais. Claudel veut la sainteté, il a la possibilité de l’atteindre en sauvant sa sœur, mais il ne le fait pas par lâcheté, et aussi par orgueil et vanité. Paul Claudel était à l’époque en pleine ascension tandis que sa sœur sombrait. Le frère et la sœur étaient profondément rivaux, comme Rodin était aussi en rivalité avec Camille Claudel. Et la rivalité ne pardonne rien. Claudel déteste et aime sa sœur en même temps. On sent le rejet de Claudel vis-à-vis de sa sœur dans les lettres qu’il lui a écrite. Camille Claudel était pour son époque et les mœurs bourgeoises une femme scandaleuse, qui était la maîtresse d’un homme qui avait l’âge de sa mère, qui a avorté deux fois. Paul Claudel ne lui a jamais pardonné ces avortements. J’ai coupé une phrase où Claudel disait « en espérant que ces années passées dans son asile lui vaudront l’expiation. » Claudel était fou dans sa foi.

Propos recueillis à Paris le 5 mars 2013

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