Olivier Père

Kagemusha, l’ombre du guerrier de Akira Kurosawa

Dans le cadre de sa programmation spéciale Festival de Cannes, ARTE diffuse lundi 24 mai à 20h55 Kagemusha, l’ombre du guerrier (Kagemusha) qui remporta la Palme d’or en 1980. Ce film aux proportions épiques décline pendant 2h40 (durée de la version internationale, la japonaise possède vingt minutes supplémentaires) un motif visuel et narratif qui irrigue une grande partie de toute l’œuvre de Kurosawa : celui du complot. Au complot central du film viennent s’ajouter des conspirations annexes, familiales et politiques, qui décrivent un monde en proie à des émotions et des actions négatives. Dans le Japon féodal du 16ème siècle, des généraux ourdissent un stratagème qui leur permettra de maintenir la position de force de leur clan face à leurs ennemis. Ils décident avec son consentement de remplacer leur chef agonisant par un voleur sauvé de la crucifixion qui lui ressemble trait pour trait, afin de dissimuler sa mort pendant une période de trois ans. Le sosie, d’abord maladroit, inapte à respecter le protocole et écrasé par une trop lourde responsabilité, finit par s’identifier au seigneur qu’il remplace, goûter à ses privilèges et à l’ivresse du pouvoir. Kurosawa illustre la vaine illusion des hommes à vouloir modifier le cours des choses et l’organisation secrète de l’univers. Si la doublure parvient à tromper jusqu’à l’entourage privé du seigneur, le règne animal aura raison de la supercherie et entraînera la chute de toute une dynastie.

Kagemusha porte autant la marque du chaos (la guerre et les trahisons y sont omniprésentes) que d’un pessimisme radical, synchrone avec l’état d’esprit de son auteur, colosse aux pieds d’argile qui avait traversé une décennie malheureuse et souffrait de ne pouvoir réaliser des films à la hauteur de ses ambitions. Il faudra l’enthousiasme de George Lucas et Francis Ford Coppola pour permettre à leur maître Kurosawa de bénéficier du financement généreux de la Twentieth Century Fox, et d’accoucher d’un chef-d’œuvre au fort retentissement international.

Kagemusha est un film crépusculaire qui baigne dans une atmosphère funèbre. Kurosawa évacue la violence spectaculaire des batailles, l’exaltation héroïque des combats pour ne filmer que les cadavres et les corps meurtris qui jonchent le sol après la défaite. La guerre est une boucherie, même lorsqu’elle prend les teintes d’un tableau de la Renaissance sous la caméra pinceau du cinéaste. Il en résulte une œuvre visionnaire aux qualités théâtrales et picturales supérieures, qui mêle à une réflexion métaphysique sur l’identité (que devient l’imitateur lorsque son modèle n’existe plus ?) l’expression d’un profond désenchantement intime.

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8 commentaires

  1. Ballantrae dit :

    Et dire que nous pouvions encore attendre le nouveau Kurosawa, le nouveau Bergman, le nouveau Tarkovski, le nouveau Kubrick au coeur des années 80!
    Nous avions de la chance en fait.
    J’ai longtemps rêvé de voir Kagemusha ( j’avais 10 ans lorsqu’il sortit) avant de le decouvrir effectivement.
    Et oui, cent fois oui c’est une vision unique que livre Kurosawa dans cette oeuvre qui transcende théâtralité et picturalité pour donner une vision du monde aussi ample que celle d’un Shakespeare.
    Avec Ran qqs années après, Kagemusha forme un diptyque magistral sur les illusions du pouvoir et la dérision des passions humaines.
    Le Kurosawa periode couleur avait commencé 10 ans avant avec l’echec injuste et douloureux de Dodes kaden. Si Dersou Ouzala fut le film de la renaissance, Kagemusha est celui de la maturité reflexive et plastique que corroborera Ran.
    Kurosawa donnera encore 3 films moins reconnus Dreams- Rhapsodie en Aout- Madadayo qui ont pour point commun de viser une écriture plus intime.
    Quel immense artiste!

  2. jhudson dit :

    Ses 2 producteurs Américains ont coupé 20 minutes a but bassement commercial car jugé trop long pour le marché US.

    Les producteurs Coppola et Lucas qui n’aiment pas qu’on touche a leurs films mais ont osé massacré celui de Kurosawa.

    Dans ses conditions comment juger un film mutilé et comment encore le diffusé en France sachant cela?

    • Olivier Père dit :

      C’est cette version qui a été distribuée dans le monde entier sauf le Japon (et pas seulement le marché US) depuis 1980 et a obtenu la Palme d’or. En 2015 le film a bénéficié d’une réédition en salle dans sa version intégrale. Le film est un apport allemand de la ZDF et je ne considère pas que cette version de 2h40 soit une hérésie.

  3. Aliocha dit :

    Ah quelle merveille ce film !!!! En plus (souvenir perso), je l’ai découvert grâce à Arte, lors d’une diffusion également un lundi en prime, je crois que ça devait être (ça ne me rajeunit pas certes !!) en 1997 et j’étais à la fac et bon sang ce fut sublime pour moi de m’immerger là-dedans après une journée rude, et avant une autre aussi rude question cours universitaires !! Alors certes c’est totalement inintéressant pour tout le monde à part bibi ce que je raconte mais c’est magique que vous le diffusiez à nouveau dans cette case pour votre programmation ! BREF BRAVO ET MERCI !! 🙂

  4. Salim dit :

    Les programmes tv indiquant une diffusion de la version longue, j’apprends finalement par votre article que ça n’est guère le cas hélas.
    Plus que jamais, les cinéphiles doivent se tourner vers Criterion qui a daigné publier quelques Blurays à destination de la zone b, dont ce merveilleux Kurosawa.

    En parlant du Maître, Kurosawa aimait à dire que Kagemusha était une répétition pour Ran.
    Or, je dois dire que pour moi, Kagemusha lui est supérieur, et qu’il est, pour moi, le dernier chef-d’oeuvre de notre Empereur préféré.
    … Peut-être avec et dans un genre tout autre : Rêves.

    Merci pour votre article,
    Cordialement ~

    Ps~
    Une scène extraordinaire parmi d’autres :
    Le cauchemar du sosie … Magnifique !

    • Olivier Père dit :

      Le guide TV d’ARTE indique la durée de la version internationale; comme c’est une acquisition d’Arte Deutschland je ne peux que me fier à la source de notre site sans certitude (à mon avis c’est le même matériel déjà diffusé sur Arte, pas la version intégrale japonaise disponible uniquement sur le Blu-ray américain Criterion. a vérifier…

  5. Inro dit :

    Au-delà des considérations de la longeur du film, qui au Japon est normale, comme le tempo ralenti du théâtre nô mais pas du point de vu occidental, il faut regarder les décors, costumes et accessoires qui sont sublimes parcequ’authentiques. Les scènes épiques des champs de bataille sans manipulations vidéo sont formidables.

  6. Olivier Père dit :

    oui elles sont incroyables. et il faut voir le film dans sa version japonaise intégrale.

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