Olivier Père

Blow up, l’actualité du cinéma (ou presque)

Chaque semaine sur ARTE.tv et la chaîne Youtube d’ARTE, le web-magazine Blow up, l’actualité du cinéma (ou presque) pose un regard ludique ou décalé sur le cinéma. Le vendredi 30 novembre, son créateur, Luc Lagier, était décoré de l’Ordre National du Mérite par Véronique Cayla, présidente d’ARTE France. Voici le discours prononcé lors de la remise de cet insigne à notre camarade cinéphile Luc Lagier.

 

La remise de l’ordre national du mérite à Luc Lagier nous a donné envie de revenir sur la carrière de ce critique, écrivain et réalisateur de cinéma en nous posant la question simple c’est qui, ou plutôt c’est quoi, justement, Luc Lagier ?

Voici notre réponse, subjective, mais pas en dix petites madeleines, ni en cinq bonnes raisons. Nous arrêterons là la tentation du pastiche du style inimitable que Luc Lagier a réussi à imposer tout au long des 395 numéros de Blow up, l’actualité du cinéma (ou presque). Nous nous contenterons de quelques réflexions admiratives que nous inspirent la trajectoire, le travail et la contribution remarquables de Luc Lagier à une certaine histoire de la critique des images de cinéma, par les images et avec les images.

Luc Lagier, ce sont d’abord des études à l’université paris III Sorbonne Nouvelle, puis au mitan des années 90 un premier job de programmateur à l’Agence du court métrage. De cette expérience professionnelle initiale, il gardera un attachement pour les formes brèves.

En 2001, il devient le rédacteur en chef de l’émission Court-circuit le magazine sur ARTE, fonction qu’il occupe jusqu’en 2006. Plus tard, il y aura les multiples sujets du web magazine Blow up, conçus comme des petits films traversés par toute la mémoire du cinéma. Mais ne brûlons pas les étapes.

Avant d’être une voix reconnaissable entre toutes, Luc Lagier a été une plume. Après des premiers textes critiques dans des revues comme L’Écran fantastique ou Fantastyka, Luc Lagier a consacré des ouvrages de référence à ses cinéastes de chevet, John Carpenter (Mythes et masques : les fantômes de John Carpenter co-écrit avec Jean-Baptiste Thoret en 1998) et Brian De Palma (un essai sur Mission : impossible en 1999 puis Les Mille Yeux de Brian De Palma en 2002.) Luc Lagier a aussi écrit et disserté sur l’œuvre d’Alain Resnais, l’un de ses auteurs fétiche, figure incontournable de la modernité européenne mais aussi fin connaisseur de comics et de science-fiction.

Ces choix nous éclairent sur la cinéphilie de Luc Lagier et sur les films qui forgèrent sa passion du cinéma, forcément liée à son adolescence. Comme d’autres cinéphiles grandis dans les années 70 et 80, il a vu et aimé les films de Carpenter, de De Palma, de Dario Argento avant ou simultanément à ceux de Hawks, Hitchcock, Lang et Antonioni. Ces grands cinéastes avaient déclenché lors des décennies précédentes de véritables batailles d’Hernani autour de leur reconnaissance et de leur difficile consécration. Celle de leurs successeurs n’allait pas non plus se faire sans combats critiques. Abel Ferrara, Paul Verhoeven, David Cronenberg ou Joe Dante débutèrent dans les marges de l’industrie cinématographique, ou au contraire au sein des genres les plus triviaux. Ils furent adulés par une petite chapelle de cinéphiles et de journalistes spécialisés avant d’être considérés par le plus grand nombre comme des auteurs ou des cinéastes talentueux. Luc Lagier est entré en cinéphilie par une voie non académique : celles des films fantastiques découverts en VHS ou dans les multiplexes, aimés avec la même ferveur que les classiques de la Nouvelle vague, de Bergman, Kubrick ou des grands maîtres italiens et japonais découverts à la télévision. Cette perception simultanée de différents courants importants de l’histoire des formes cinématographiques n’a pas été sans conséquence sur son rapport intime aux images, aux sons, avec un refus des hiérarchies, un goût du mélange des genres, des télescopages et des rencontres signifiantes, bref ce fameux « mashup » maîtrisé à la perfection qui fera le succès du web magazine Blow up.

Blow up, l’actualité du cinéma (ou presque), créé en octobre 2010 à la demande d’ARTE, venons-y.

Luc Lagier manie admirablement l’art de la citation. Comment ne pas y voir l’influence directe De Palma, Scorsese, Argento et quelques autres qui eux-aussi ont construit leur oeuvre autour de citations visuelles. Ces citations leur permettaient de parler de filiation, de transgression, de désir et de mémoire en procédant à un travail créatif sur des images ou des situations préexistantes puisées dans leur histoire personnelle du cinéma. A leur manière, inédite, ils sont devenus un peu malgré eux des professeurs de cinéma pour les jeunes gens qui surent aimer et comprendre instantanément leurs films. Luc Lagier faisait partie de ces jeunes gens. A côté de Vertigo, à côté du Mépris, à côté de 2001, à côté de Persona il y a Blow Up d’Antonioni, ce chef-d’oeuvre matriciel où un artiste génial, au lieu d’écraser les autres cinéastes et les spectateurs de sa supériorité, leur offre une matière dont ils peuvent se réapproprier à l’infini les motifs, les figures, les mouvements internes, expérimentés pour la première fois et destinés à une réutilisation, savante ou mercantile. Blow up se reflète, se répand et se dédouble dans d’autres films, décrète un avant et un après.

 

Blow up est donc ce film qui va permettre à Luc Lagier d’expliciter son rapport au cinéma, à la fois amoureux et encyclopédique, et de le faire partager au plus grand nombre, comme il a permis à De Palma d’accoucher de Blow Out, et Argento de Profondo Rosso. En s’emparant du titre d’Antonioni pour baptiser un web magazine, Luc Lagier va s’ingénier lui aussi à remonter, démonter, agrandir, contracter, mélanger la matière cinéma, à décortiquer les films sans jamais les déposséder de leur puissance sensuelle et émotionnelle. Au contraire, cette puissance est souvent démultipliée par des juxtapositions inattendues, des transferts musicaux, des correspondances fatales – je pense aux recuts qui organisent des rencontres fortuites entre Inferno et L’Année dernière à Marienbad, Un homme qui dort et Taxi Driver.

Des ombres planent, bienveillantes, sur le web magazine Blow up : celle d’Alain Resnais, cet architecte de la mémoire, qui lui aussi nous a fait comprendre que le cinéma, c’était découper des morceaux de temps. Celle de Chris Marker, voyageur des images et des idées à la curiosité insatiable. Celle d’Agnès Varda et son goût des coqs à l’âne surréalistes, des cadavres exquis.

A ceux-là, et à d’autres, Luc Lagier pourrait leur dire que l’exercice a été profitable.

Mais l’ombre tutélaire, et aveuglante, qui embrasse le web magazine Blow up c’est bien entendu celle des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Avec cette œuvre monumentale, en grande partie constituée d’extraits de films empruntés à un large corpus, Godard entreprend de raconter conjointement l’histoire du XXème siècle et celle du cinéma. Luc Lagier a retenu la leçon magistrale de Godard qui montre à quel point du sens et des émotions mêlées peuvent jaillir de l’association de deux images hétérogènes. Dans la continuation de Godard, Luc Lagier nous démontre qu’il est possible de faire coexister dans le même mouvement théorie et lyrisme, et dans le cas précis des nombreux sujets du web magazine, pédagogie, humour et poésie. Car finalement, la grande contribution de Luc Lagier, c’est sans doute d’avoir mis en pratique une nouvelle forme de critique cinématographique, où les images remplacent ou accompagnent les mots, où les démonstrations se font preuve à l’appui, grâce au montage. Tout tient dans ce « (ou presque) » rajouté entre parenthèse. Le webmagazine permet à Luc Lagier, entouré de talentueux collaborateurs et invités, d’aborder l’actualité du cinéma par le prisme de son histoire, en convoquant de nombreux extraits qui permettent de mieux comprendre et d’apprécier des films récents, les carrières d’acteurs ou de réalisateurs, en les rattachant à leurs origines esthétiques ou aux autres arts, en en montrant le cheminement laborieux ou fulgurant.

 

J’ai toujours été hanté par une phrase prononcée dans La Maman et la Putain, qui fait l’éloge de la citation :

 

« Ne parler qu’avec les mots des autres, c’est peut-être ça être libre. »

 

Pour paraphraser Jean Eustache, nous pourrions affirmer à propos de Luc Lagier : « Ne filmer qu’avec les images des autres, c’est peut-être ça être libre. »

 

C’est être libre, transmettre un « art d’aimer », et dire beaucoup de soi-même, désinvolte, l’air de rien.

 

 

 

Catégories : Actualités

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