Certains films ne meurent jamais. Au-delà de leur existence propre, ils continuent de vivre dans d’autres fictions, parfois en contrebande, à l’insu de leurs auteurs. Ainsi Les Chasses du comte Zaroff s’invitent dans le Sertão brésilien de Bacurau, tandis que le Vaudou de Jacques Tourneur irrigue la rêverie de Bertrand Bonello dans Zombi Child. Little Joe nous conte une histoire fort originale pourtant le spectateur cinéphile ne pourra s’empêcher d’y voir une nouvelle adaptation pirate du roman de Jack Finney L’Invasion des profanateurs de sépultures maintes fois porté à l’écran depuis le film de Don Siegel (1956), titre séminal de la science-fiction paranoïaque. On pense aussi à La Petite Boutique des horreurs avec sa plante carnivore et bavarde devant Little Joe, bien que le film de Jessica Hausner emprunte d’autres voies que la série B parodique. L’inquiétante transformation de l’entourage de l’héroïne de Little Joe ne provient pas d’une insidieuse invasion extraterrestre mais de ses expériences de laboratoire. Phytogénéticienne chevronnée, elle a inventé une nouvelle espèce de fleur, dotée de qualités thérapeutiques. Conservée dans certaines conditions, la plante est capable de rendre son propriétaire heureux. Mais la jeune femme, mère célibataire, va bientôt prendre conscience des dangers de sa création, qui transforme ceux qui l’approche en pantins déshumanisés, sous l’emprise du végétal toxique. Jessica Hausner est une cinéaste autrichienne dont le travail s’inscrit dans une certaine école de la cruauté mentale et de l’observation clinique, dont les grands manitous viennois sont Michael Haneke et Ulrich Seidl. Little Joe est son premier film en langue anglaise, et elle exporte à Londres le cadre glacial, aseptisé et étouffant de ses fictions comportementales. Mais le trait n’est jamais grossier chez Hausner, qui refuse la complaisance sadique et se contente de décrire, par le biais de ses fables antinaturalistes, le conflit entre les élans du cœur, la compassion et la froideur des carcans sociaux. Les gens vont mal, souffrent de solitude, n’arrivent pas à recoller les morceaux de vies gâchées, mais la solution euphorisante apportée par la plante miracle tourne à la catastrophe totalitaire. Aux malheurs et aux angoisses intimes se substitue une dictature du bonheur collectif. Hausner convoque les fantômes de l’hygiénisme et des délires génétiques nazis. Les enfants monstrueux qui deviennent une menace pour leurs géniteurs, l’élimination de toute forme de résistance individuelle, le refus de l’altérité, le culte de l’égoïsme et de la bonne humeur rappellent autant les pages les plus sombres de l’Histoire que la projection à peine futuriste des pires travers de notre époque. Le constat ultra pessimiste de la réalisatrice se double d’une ironie douce-amère. La rigueur formelle et la maniaquerie du style visuel de Hausner sont atténuées par de nombreuses touches d’humour noir et l’élégante retenue des acteurs britanniques, parfaits de détachement dans les situations les plus vicieuses et flippantes, dont le film ne manque pas.
Cannes 2019 Jour 4 : Little Joe de Jessica Hausner (Compétition)
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