En attendant demain la projection en sélection officielle hors compétition de Visages villages, voici une conversation entre Agnès Varda, JR et moi-même enregistrée le 31 janvier 2017, tandis que le film était en postproduction, pour le dossier de presse.
Visages villages sortira le 28 juin en France, distribué par Le Pacte.

Visages villages : jour de vent sur la côte normande
OP : Comment est né ce film ? Pourquoi avez-vous eu envie de faire ce film ensemble ?
JR : Commençons par le commencement
Agnès Varda : – Rosalie… ma fille… nous a fait savoir que ce serait bien qu’on se rencontre.
L’idée nous a plu.
JR : C’est moi qui ai fait le premier pas. Je suis allé voir Agnès rue Daguerre. J’ai fait des photos de sa façade légendaire, elle habite là depuis cent ans. Et d’elle avec un chat.
AV : C’est ta grand-mère qui a 100 ans. Moi pas encore.
Le lendemain c’est moi qui suis allée le voir dans son atelier.
J’ai fait des portraits de lui mais j’ai vite compris qu’il n’avait pas l’intention d’enlever ses lunettes noires.
JR : On s’est revu le lendemain et le surlendemain à l’heure du goûter.
AV : J’ai tout de suite senti qu’on allait faire quelque chose ensemble.
JR : Nous avons d’abord pensé à un court métrage.
AV : Un documentaire. Il m’a semblé évident que ta pratique de représenter les gens agrandis sur les murs, valorisés par la taille, et ma pratique de les écouter et de mettre leurs propos en valeur cela allait donner quelque chose.
JR : Et puis l’envie de partir ensemble.
Ni Agnès ni moi n’avions coréalisé un film auparavant.
OP : Pourquoi vous avez choisi de vous intéresser essentiellement aux habitants de la campagne française ?
JR : C’est Agnès qui a voulu me sortir des villes.
AV : Oui, parce que tu es un artiste urbain, vraiment.
Et moi j’aime beaucoup la campagne.
Très vite, l’idée de villages est arrivée. C’est là qu’on allait rencontrer des gens, et c’est ce qui s’est passé. On est parti avec ton camion photographique et magique.
C’est l’acteur du film, toujours en représentation.
JR – Ce camion je m’en sers depuis des années pour beaucoup de projets
AV – Oui mais là c’était notre projet et on partait dedans ensemble.
En tout cas on a joué à ne rouler qu’en camion pour ce voyage en France rurale.
Par-ci par-là.
OP : Y avait-il quand même un plan, des itinéraires ?
Comment élabore-t-on un film qui est essentiellement bâti sur le hasard, sur la rencontre, sur la découverte ?
AV : Chacun de nous avait parfois un contact quelque part dans un village ou une envie de quelque chose. Donc on allait voir. Comme toujours dans le documentaire, parce j’en ai beaucoup fait, on a une idée, et très vite le hasard, les rencontres, les contacts font que tout à coup cela se cristallise sur quelqu’un, ou sur un endroit. En fait, on engage le hasard, on l’engage comme assistant !
JR : On engage aussi la vie, puisque le film est aussi l’histoire de notre rencontre.
On s’est découvert sur la route à travers le projet, dans l’exercice finalement amusant de travailler en duo.
J’apprends à comprendre un peu plus Agnès, ce qu’elle voit, comment elle le voit et elle aussi cherche à comprendre ma démarche d’artiste. Souvent on se parle, on essaye des idées. Puis on a imaginé que ce serait un long métrage.
AV : C’est là que Rosalie a pris les choses en main pour produire le film.
JR : Tu m’as dit « On y va ».
OP : Le film est un voyage à travers la France, mais c’est aussi un voyage à travers la mémoire, intime et collective. Des ouvriers, des agriculteurs, des villageois.
JR : Là où on est, on sent très vite si on va faire contact.
AV : Il y a quelque chose que j’aime chez toi, c’est ta rapidité.
Dès qu’on rencontre des gens, tu imagines tout de suite ce qu’on peut faire avec eux.
Par exemple, ce facteur de Bonnieux que j’avais connu, que je voulais te faire connaître parce que j’aime bien les facteurs, j’aime bien les courriers, j’aime bien les timbres.
Toi qui communiques essentiellement sur la toile et qui reçois quelques 20000 « likes » quand tu postes une image, tu as été d’accord de faire de ce facteur un héros de village en format géant.
JR : Sur trois étages.
AV : Il était fier d’être si grand. De là on a roulé vers les Alpes-de-Haute-Provence.
JR : Et vers Château-Arnoux, quelqu’un nous a parlé de cette usine.
AV : Je connaissais le gars du cinéma local, Jimmy. J’y avais présenté Sans toit ni loi.
Il nous a présenté l’usine.
JR : Un peu dangereuse, (classée Seveso, seuil haut). Par curiosité on est allé voir.
On a fait des rencontres et on a trouvé des idées là-bas.
AV– C’est beau les lieux industriels.
Et les gens qui y travaillent sont bienveillants.
JR : Ils ont joué le jeu avec nous pour une photo de groupe.
Ailleurs, parfois je croyais te faire découvrir un lieu et tu y avais été des années plus tôt. Les images que tu avais faites il y a longtemps m’inspiraient.
Ces collages que l’on voit dans le film sont le fruit de notre collaboration.
AV : Souvent ce sont des photos de moi que tu colles.
JR : Oui, c’est vrai.
AV : Comme la grande chèvre avec des cornes, c’était une photo que j’avais prise en repérage.
JR : On a passé pas mal de temps avec cette femme Patricia qui garde les cornes de ses chèvres alors que d’autres les brûlent au premier âge des bêtes.
AV : Les gens sont intenses dans leur travail et dans leurs propos. Oui, cette femme, elle s’est emballée sur ce sujet des cornes de chèvres avec une force et une conviction impressionnantes.
JR : Et dans le Nord…
AV : Aujourd’hui il n’y a plus de mines mais on a rencontré une femme, la dernière d’une rue de corons. Elle a parlé de son père mineur et des anciens mineurs nous ont dit des choses très belles sur un monde qu’on n’a pas connu. C’était intéressant de voir qu’ils en parlaient avec une telle force. Cette femme, Jeannine, nous a émus.
JR : Tu vas en profondeur en interviewant les gens. Cela me captivait de te voir mener ces conversations.
AV : Et toi aussi tu leur parlais beaucoup.
JR : Bien sûr, j’ai toujours adoré le faire dans tous mes projets, comme j’ai toujours vu dans tes films cette approche qui est la tienne, si douce, si délicate…
Et féministe aussi.
AV : Ah féministe je suis
OP : Les femmes sont très présentes dans le film. Vous montrez leur importance dans le monde paysan et le monde ouvrier.
AV : Oui, avec JR nous étions d’accord qu’il y a un plaisir et du bon sens à donner la parole aux femmes.
JR : C’était l’idée d’Agnès. Quand je lui ai montré toutes les photos des dockers elle a dit : « Mais où sont les femmes ? » Donc j’ai rappelé les dockers et je leur ai demandé « est-ce que vos femmes pourraient venir sur le port ? » Ils m’ont répondu « écoute, elles ne sont jamais venues mais c’est peut-être l’occasion ». C’était assez dingue de leur faire découvrir le port, à cause de ce projet.
AV : C’étaient des femmes intéressantes qui avaient des choses à dire, donc c’était bien.
Moi ça me faisait plaisir qu’elles se trouvent mises en valeur, « pour une fois » comme dit l’une d’entre elles.
On a été aidés par les dockers qui ont mis à disposition des énormes containers. On a construit des colonnes de containers comme un jeu de Lego pour créer des totems. Il faut le voir c’est mieux que d’en parler. Quelle aventure !
JR : Il faut aussi noter que c’était en plein milieu d’une des grèves les plus importantes des dockers, ça m’étonne toujours qu’ils laissent une place d’honneur à l’art, peu importe ce qui se passe.
AV : C’est l’idée que l’art est pour tout le monde. Si les dockers ont accepté de nous aider c‘est que cela les intéressait qu’on leur propose de participer à un projet artistique.
JR : Un ouvrier de l’usine a dit : « L’art c’est fait pour surprendre ! » On les dérangeait, mais ils nous acceptaient. Il se passait dans le monde et en France des choses graves et compliquées, mais on se tenait à notre projet qui était compris par les gens qu’on rencontrait.
AV : Ils aimaient aussi notre bonne humeur et que tu me mettes en boîte.
Notre engagement c’était ce travail avec eux.
OP : Il y a des relations très fortes qui se nouent avec les gens que vous rencontrez.
Il y a aussi des souvenirs et des hommages à des disparus, à l’occasion de ces voyages : Nathalie Sarraute, Guy Bourdin, Cartier-Bresson.
AV : C’est ce qu’on fait de la mémoire mais moi je vois le film dans le présent.
Quand JR colle des anciennes photographies que j’ai faites, c’est le temps passé qui s’incarne dans le présent. C’est le résultat qui est présent.
J’évoque Nathalie Sarraute par ce qu’on est près de sa maison mais ce qui nous intéresse, c’est l’agriculteur local qui cultive seul 800 hectares.
JR : Ou bien un événement dans un village abandonné. Il y a un passé dans ce lieu mais on avait notre camion à images. On a fait une fête avec les gens du coin. C’est à Pirou Plage, un drôle de nom.
AV : Et le soir il y a avait des centaines de visages sur les murs. Le lendemain on était parti. Et puis, depuis, c’est démoli.
JR : On ne travaille pas dans le solide, on ne prend pas les résultats au sérieux.
AV : C’est toujours ce que j’ai aimé dans les documentaires.
On passe une semaine, on fait amitié avec eux et puis on les perd, de la même façon que tu les représentes avec des grandes images qui vont s’effacer des murs, qui sont éphémères.
On a conscience qu’on vit des moments privilégiés mais ça ne dure pas. Le moment de la rencontre, le moment du collage, et puis voilà. L’idée qu’on fasse des choses qui ne durent pas, ça me plait beaucoup.
JR : Des moments qui ne durent pas mais qui restent gravés.
OP : Comment s’est déroulé le tournage ?
AV : On faisait un ou deux déplacements et puis on s’arrêtait, parce que je n’ai plus la force de tourner huit semaines d’affilée, debout dans les champs. On a tourné 2 à 4 jours par mois.
JR : Je trouve que ça fonctionnait bien. Cela nous permettait de décanter, de réfléchir, de voir où ça nous amenait. On commençait le montage.
On se parlait pendant des heures pour savoir où aller, comment… J’ai ce côté plus improvisé : « On essaye et on verra si ça marche ».
Agnès, elle, pense la séquence en son ensemble et quelques plans précis, c’est ce qui a renforcé la dynamique de la coréalisation.
AV : Il y a aussi plusieurs générations entre JR et moi, et ça on arrivait à ne pas y penser du tout parce que les gens nous percevaient ensemble, avec notre travail commun, ça m’a beaucoup plu.
JR : Il n’y a personne qui a dit à Agnès : « Tiens, dites donc… il est trop jeune pour vous ».
AV : On était chacun le modèle de l’autre. Moi je l’ai senti comme ça parce que quand on filmait la façon dont tu fonctionnes, dont tu montes sur les échafaudages c’est aussi un portrait de toi et de ton travail.
De ton côté tu t’intéressais aussi à moi, à mes yeux chancelants…
JR : … Oui, on a essayé de raconter ce qui arrive à tes yeux. Je les ai photographiés de près et montrés de loin.
Et tes doigts de pieds aussi !
AV : … Mes doigts de pieds, eh oui… Tes idées me faisaient rire.
En fait on voit une différence de taille et de comportement entre nous. Tu grimpes plus vite que moi dans les escaliers. Je marche plutôt doucement.
JR : Il y a quelque chose dont je veux parler et qui me semble important. Tous les gens que nous avons rencontrés nous ont appris quelque chose. Et c’était réciproque.
AV : Quand on raconte au garagiste l’affaire des chèvres sans corne il répond « ah c’est épatant et j’apprends quelque chose, j’en parlerai aux autres ».
JR : D’une personne à l’autre, d’une idée à l’autre, en fait le film est un collage.
OP : Tout le film est un collage. Avec JR qui colle ses photos géantes sur les murs et Agnès qui procède à un collage cinématographique, avec des rimes et des charades visuelles.
AV : J’aime beaucoup cette idée que le montage est un collage avec des jeux de mots, des jeux d’images, qui s’installent tout seuls et nous permettent de ne pas dire « chapitre 1 », « chapitre 2 »… JR et moi, on partage le désir de trouver des liens et des formes.
Et des mots dans la tête. A un moment je voulais que le film fasse des rimes : visages, villages, collages, partage…
OP : Et rivage. Parlez-nous de ce blockhaus, ce bunker sur la plage.
JR : J’allais souvent en Normandie faire de la moto sur la plage et j’avais découvert un endroit avec un blockhaus allemand du temps de la guerre, qui est tombé de la falaise, planté au milieu de la plage.
J’en parlais à Agnès mais elle ne réagissait pas trop et puis un jour je lui ai donné le nom du village et là, ça a fait « tilt ». Elle m’a dit « mais attends, je connais Saint-Aubin-sur-Mer, j’y allais avec Guy Bourdin dans les années 50 ».
Je l’ai emmenée là-bas et elle m’a emmené à la maison de Guy Bourdin pas loin de là.
Elle m’a montré les photos qu’elle avait faites de lui à l’époque. On a marché tous les deux sur la plage et on s’est dit : « Pourquoi on ne le mettrait pas là ? ».
Le collage a été très éprouvant parce qu’il fallait faire vite. Le blockhaus est gigantesque et la marée montait.
AV : J’avais fait cette photographie de Guy Bourdin assis mais tu as eu l’idée de l’utiliser en la penchant et en fait ce blockhaus de guerre devenait un berceau avec ce jeune homme qui se reposait. J’ai été énormément touchée de cette transformation de sens de l’image, de ce que c’est devenu… et pfutt un coup de marée et tout est parti.
OP : L’aventure de cette photographie-là, en fin de cette séquence-là me semble tout à fait exemplaire de votre projet : comment c’est arrivé, comment ça s’est développé et comment cela a disparu.
JR : Le film raconte cela et notre amitié qui a grandi pendant ces aventures.
Tu m’as épaté avec ton histoire d’œil.
AV : Et toi avec tes lunettes vissées sur ta tête.
Chacun de nous a surpris l’autre.
AV : J’espère qu’on surprendra surtout les spectateurs par les témoignages épatants qu’on a recueillis. Certaines des paroles qu’ils ont dites sont à tout jamais dans ma tête.
OP : La fin du film m’a semblé surprenante.
AV : C’est une surprise que nous avons vécue et que je ne souhaite pas commenter.
JR : Quand on a pris le train, je ne savais pas où Agnès m’emmenait c’était le jeu. Ensuite on a plus joué, tout est devenu vrai, une aventure. Ensuite on a regardé le lac Léman.
AV : Qui est clément (c’est connu) et c’est là qu’on a quitté le film.
OP – Un film très apaisant…
AV – Dans le chaos généralisé, si j’ose dire. Nous avons tenu le cap de ne pas entrer dans les problèmes ni de commenter l’énorme douleur qui existe dans le monde.
Notre propos était modeste, rencontrer des « autres », les écouter, les mettre en valeur et aimer ces moments partagés.
On s’est tenu à ce projet et au plaisir du tournage et de l’amitié.

Visages villages : Agnès a photographié son ami facteur, JR en a fait un héros du village.
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