A l’occasion de la sortie du Secret de la chambre noire et du coffret DVD qui réunit neuf de ses grands films, voici un entretien inédit avec Kiyoshi Kurosawa réalisé à Paris lors de la préparation de son long métrage français. Le cinéaste s’y exprime sur son rapport avec le cinéma fantastique, qui irrigue une large partie de son œuvre.
Avec votre premier vrai film d’horreur Sweet Home (Suito Homu, 1989), une histoire de maison hantée, vous vous imposez comme un des pionniers du nouveau cinéma fantastique japonais.
Dans les années 80 les films de studios qui existaient jusque dans les années 70 comme les « kaidan eigas » (« films de fantômes ») n’étaient plus produits au Japon. Pourtant j’avais le désir de réaliser des films de fantômes, sans doute parce que quand j’étais enfant dans les années 60, je regardais beaucoup de films de ce genre, qui étaient surtout des productions venues des Etats-Unis ou d’Europe. Mais je ne savais pas comment concrétiser ce désir. Entre temps j’avais été très influencé par la nouvelle vague des films d’horreur américains comme L’Exorciste, Massacre à la tronçonneuse ou Poltergeist. Ce ne sont pas des films de fantômes au sens strict mais ils m’avaient intrigué au moment de leurs sorties.
J’ai rencontré à la fin des années 80 un producteur et réalisateur, Itami Jûzô, et je me suis bien entendu avec lui. C’est ainsi que j’ai pu réaliser Sweet Home qui a nécessité de nombreux effets spéciaux. Ce film est le résultat d’un heureux concours de circonstances. Mais malgré son succès on ne peut pas dire qu’il ait donné un nouveau souffle au cinéma fantastique japonais, car il n’a pas été immédiatement suivi par des films de ce type réalisés par d’autres cinéastes ou moi-même.
Sweet Home a bénéficié d’un budget relativement important, avec la participation surprenante de Dick Smith, célèbre spécialiste américain des maquillages spéciaux (Little Big Man, Le Parrain, L’Exorciste…)
Le film a été produit pendant la bulle économique japonaise de la fin des années 80. L’histoire ne possédait pas une ampleur exceptionnelle mais nous avions à notre disposition des moyens considérables pour la mettre en scène. Au départ je n’avais aucune intention de faire venir quelqu’un des Etats-Unis pour réaliser les effets spéciaux. C’est une idée du producteur qui pensait que cela pourrait créer de la publicité autour du film. A l’époque les trucages et les maquillages spéciaux étaient très en vogue au Japon et il y avait plusieurs jeunes réalisateurs qui s’y essayaient. Le producteur m’a demandé qui je voulais appeler parmi les maquilleurs américains : j’ai immédiatement répondu « Dick Smith » car je croyais que c’était absolument irréaliste qu’il accepte.
J’ai pensé à Dick Smith pour une raison bien précise. Dans Sweet Home il y a des personnages qui sont défigurés ou déformés mais je voulais qu’ils restent des êtres humains. Ce sont des trucages réalistes dans la mesure où il n’y a pas de monstres imaginaires qui apparaissent. Dans le domaine des maquillages réalistes, Dick Smith était le meilleur. Si j’avais voulu montrer des créatures étranges j’aurais sans doute fait appel à Rob Bottin. J’ai proposé le nom de Dick Smith sans savoir à combien s’élèverait son salaire et s’il accepterait de voyager jusqu’au Japon pour travailler. Il s’est révélé être quelqu’un de formidable. Il a demandé un salaire très bas et a refusé d’être mis en avant au générique, car il se considérait comme un artisan au service du film et de la vision du réalisateur. Il voulait rester le plus discret possible.
Même si l’esthétique de Sweet Home est très différente de vos films suivants on y constate déjà l’ébauche d’une réflexion sur les différents statuts des images, avec la présence d’une équipe de télévision et l’importance d’une fresque murale dans l’histoire. Vous développez ce motif des images peintes ou photographiques dans certains de vos films, jusqu’à votre nouveau projet en France…
C’est la première fois qu’on me fait cette remarque donc je suis un peu surpris, mais maintenant que vous me le dites c’est vrai que j’utilise souvent des images projetées dans mes films, y compris dans Sweet Home où l’on voit une rétroprojection sur un mur.
Sweet Home faisait référence aux films de Mario Bava et Terence Fisher, Door 3 (Doa 3, 1996), variation autour du thèmes des « body snatchers », propose au contraire une esthétique épurée et triviale où le fantastique surgit du quotidien. Ce film fantastique montre avant tout l’inhumanité de la société japonaise.
Entre Sweet Home et Door 3 une longue période s’est écoulée. La situation économique du cinéma japonais et ma propre position de cinéaste ont beaucoup changé. On arrive au début des années 90 à une époque où le cinéma en vidéo (V-cinéma) s’est beaucoup développé. De nombreux cinéastes se sont retrouvés contraints à faire des films qui n’étaient plus destinés à être projetés dans les salles mais directement au marché vidéo. C’est dans ce cadre-là que j’ai réalisé Door 3. Le V-cinéma est un support qui a permis au cinéma fantastique japonais de se développer. C’est à travers ce média là qu’il a pris une telle ampleur. J’ai réalisé Door 3 en tirant la leçon des films d’horreur en vidéo que j’avais pu voir.
Ces contraintes de budget, de support et de tournage vous ont-elles invité à imaginer une nouvelle esthétique ?
Il est vrai que j’ai subi l’influence directe, et assez naïve, du cinéma américain, principalement les séries B produites à Hollywood. Vous avez parlé de critique de la société dans Door 3. C’est intéressant car à partir du moment que je veux faire un film avec une approche critique, de la société japonaise par exemple, il est très difficile pour moi de concrétiser un tel projet car il y a beaucoup de choses à mettre en ordre. En revanche si on me donne des contraintes de budget, de temps de tournage, si le genre du film et même le scénario – c’était le cas pour Door 3 – sont décidés à l’avance, mais que j’ai une entière liberté sur le plateau, je vais parvenir à injecter dans le film des considérations personnelles sur la société japonaise.
Le V-cinéma était-il tourné en vidéo, en 16 ou en 35mm ?
J’ai eu la chance de pouvoir tourner Door 3 en 16mm, ce qui fait que le film existe toujours en pellicule et que dans certains cas il a pu être montré en salles. J’ai tourné presque tous mes films sur support argentique.
Le succès critique de Cure (1997) vous a permis d’accéder à une reconnaissance internationale. C’est aussi un film dans lequel semble s’affirmer votre style.
En Occident on a tendance à considérer Cure comme le point de départ d’une nouvelle période dans ma filmographie. C’est aussi un film qui compte beaucoup pour moi mais finalement il n’est pas si éloigné dans mon esprit de Door 3. Parce qu’il s’agit du même élan de production. J’ai réalisé Cure après avoir tourné de nombreux films pour le V-cinéma. La principale différence est que j’ai pu réaliser Cure d’après un scénario original que j’avais écrit moi-même. Mais au moment où j’ai réalisé Cure je n’avais vraiment aucune idée de la manière dont ce film pourrait être perçu à l’étranger.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu l’opportunité d’écrire mon propre film donc quand on m’a proposé de le faire je me suis d’abord demandé ce que j’avais envie de raconter et de dépeindre. Le Silence des agneaux a été un véritable déclencheur. C’est après avoir vu le film de Jonathan Demme que j’ai écrit d’un jet le scénario de Cure. Une fois le scénario rédigé il s’est passé beaucoup de temps avant que le projet puisse voir le jour. Quand la production s’est enfin mise en place, et que j’ai réécrit une nouvelle version du scénario, je me suis rendu compte que j’allais pouvoir réaliser un type de film que je voulais faire depuis longtemps et que je n’avais pas pu concrétiser dans le V-cinéma, même si j’avais réalisé plusieurs histoires de yakuzas : un film policier qui décrive la relation entre un criminel et un détective, avec une tension extrêmement forte. J’ai conçu Cure ni comme un film de tueur en série, ni comme un film d’horreur, mais comme un mélange des deux. Avec bien sûr l’influence des scènes d’interrogatoires de L’Etrangleur de Boston de Richard Fleischer, un de mes films préférés.
Dans Cure comme plus tard dans Rétribution, mais aussi dans certains autres de vos films, l’eau joue un rôle primordial…
L’élément aquatique apparaît souvent dans mes films, et je le fais de manière consciente, mais je serais bien en peine de vous dire sa signification. Dans mon esprit il est clair que l’eau possède deux aspects distincts : l’eau en tant que surface qui fonctionne comme une frontière ambiguë, instable et trouble ; et l’eau qui goutte et s’écoule, qui peut prendre une direction précise et avancer par exemple vers les personnages.
Même après le succès de Cure il vous est arrivé de travailler pour la télévision. Certains téléfilms ou séries télévisées comme Séance (Korei) en 2000 ou Shokuzai en 2012 figurent ainsi parmi vos œuvres les plus remarquables.
Pour répondre à votre étonnement devant le peu de différence entre mes films tournés pour le cinéma et la télévision, je crois que ma façon de tourner ne change pas, je travaille avec des budgets équivalents, avec les mêmes contraintes de temps et d’argent. Il y a sans doute une chose importante à savoir qui est que les acteurs au Japon jouent indifféremment pour le cinéma et la télévision. Il n’y a pas de frontière entre ces deux modes de production. Ainsi mon acteur de prédilection Kôji Yakusho joue aussi bien dans des téléfilms que dans des films d’auteur.
Pourtant en général la syntaxe télévisuelle n’est pas la même qu’au cinéma : il faut songer à la diffusion sur un petit écran et pas sur un écran de cinéma…
En effet cela existe aussi au Japon, la grammaire des séries télévisées n’est pas la même que celle du cinéma, on demande beaucoup de gros plans par exemple. Ce n’est pas le genre de travail que l’on me propose à la télévision, mais plutôt des téléfilms unitaires comme Séance, où le téléspectateur est averti qu’il va voir un programme d’un style particulier, mis en scène par un réalisateur de cinéma. C’est la raison pour laquelle je jouis de cette liberté.
En même temps, je pense que Séance a été et restera un cas unique : il a été tourné en 16mm pour une chaine publique, alors qu’à l’époque les autres téléfilms étaient tournés en vidéo. Plusieurs hasards heureux ont fait que j’ai pu rencontrer un producteur qui m’a permis de réaliser Séance dans de telles conditions. Tandis que la minisérie Shokuzai a été tournée en numérique pour une chaine câblée, WoWow, une autre forme de média.
Séance raconte une sombre histoire de médium et de fantôme mais c’est surtout un film sur le couple, un conte moral sur la vanité et l’égoïsme.
Séance possède pour moi une autre particularité : c’est la première fois que j’ai pu mettre en scène quelque chose dont j’avais envie depuis longtemps, l’idée des différentes étapes entre la vie, la mort et l’au-delà. La petite fille est d’abord vivante, puis elle meurt et réapparait sous la forme d’un fantôme. C’est étonnamment quelque chose que l’on ne voit pas souvent dans le cinéma d’horreur japonais. Les films de fantômes montrent des spectres seulement après leur mort, comme dans la série des Ring. Quand j’ai lu le roman dont Séance est tiré, « Seance on a Wet Afternoon » de l’auteur britannique Mark McShane la petite fille mourrait au milieu du récit mais son fantôme n’apparaissait pas dans le texte, j’ai introduit cela dans mon film.
La mort d’un enfant est un thème récurrent dans vos films…
C’est assez simple : cela provient des récits classiques de fantômes japonais. Les fantômes y sont souvent des êtres qui de leur vivant étaient des personnes sans défense, incapables de se battre face à leur agresseur, souvent des femmes, et qui trouvent après la mort une force qu’elles ne possédaient pas, leur permettant de se venger. Je crois que la jeune fille, ou la petite fille, est l’apogée de cette figure-là. Elle représente l’être humain le plus fragile. Pour celui qui l’a tuée ou a provoqué sa mort, c’est un acte d’autant plus lourd en conséquences. A travers l’apparition de la petite fille sous la forme d’un fantôme, le coupable est questionné sur la nature de son crime, avec un impact considérable. Je ne suis pas le seul à représenter des jeunes filles fantômes dans mes films, c’est quelque chose de très courant dans le cinéma fantastique japonais.
Mes fantômes ne sont pas des monstres : ils n’attaquent pas les vivants. C’est là que réside leur force. Pour moi les fantômes sont d’autant plus terrifiants qu’il leur suffit d’être là, immobiles. C’est la passivité même du fantôme qui lui donne son aspect terrifiant.
Cela nous amène à parler de Kaïro (Kairo, 2001), votre grand film de fantômes, réalisé quelques années après Ring (Ringu, 1998) de Hideo Nakata. Les deux films se présentent comme une transition entre classicisme et modernité. Dans Kaïro les fantômes ne sont pas agressifs, mais émanent de la tristesse, de la solitude de ceux qui les voient. Ils ne surgissent pas de l’extérieur, mais de l’intérieur même des vivants, comme la manifestation d’un malaise existentiel, de névroses et d’angoisses. Vous inventez un fantastique de l’intime et du quotidien.
Ring a été produit en premier et Kaïro est venu après. A la suite du succès de Ring, le producteur avec lequel je travaillais m’a demandé de faire quelque chose dans la même veine. Evidemment le projet de Kaïro se démarquait de ce modèle. En écrivant le scénario, je me suis demandé si la solitude des jeunes gens qui sont les protagonistes du film ne pouvait pas donner naissance à des fantômes.
Il y a autre chose de particulier au sujet de Kaïro. Avant Ring le genre fantastique n’était pas aussi populaire au Japon qu’on pourrait le penser en Occident. Après Ring et ses suites, quand j’ai tourné Kaïro, je me suis dit que cette mode touchait déjà à sa fin et qu’il s’agissait peut-être pour moi de la dernière occasion de réaliser tout ce que je voulais à l’intérieur d’un film de fantômes, et donc j’y ai introduit beaucoup de désirs en latence que je me suis dépêché de concrétiser.
Par exemple un élément emprunté à L’Invasion des profanateurs de sépultures : les fantômes s’introduisent dans le corps des personnages et les font mourir, jusqu’à la destruction totale de l’humanité. Cette idée rapproche Kaïro d’un film de science-fiction. J’avais envie de représenter au cinéma une invasion extraterrestre et c’est la façon dont je m’y suis pris.
De Sweet Home à Kaïro vous passez de Mario Bava à Antonioni : l’imagerie gothique a disparu, les fantômes investissent un univers réaliste. Quand j’ai découvert Kaïro j’ai pensé au cinéma de Michelangelo Antonioni, avec cette ville entière qui devenait le paysage mental des personnages.
Je suis honoré par cette comparaison mais je ne pense pas m’être directement référé à Antonioni quand j’ai tourné Kaïro ; en revanche l’influence du cinéaste taïwanais Edward Yang est consciente et réelle, surtout dans sa façon de filmer la ville, et de représenter des personnages avec une solitude immense.
Dans vos films suivants Doppelganger (Dopperugengâ, 2003), Loft (Rofuto, 2005) et Rétribution (Sakebi, 2006) vous abordez les thèmes du dédoublement et de la frontière entre le passé et le présent, la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, la communication entre différents espaces incompatibles …
Doppelganger est un peu différent mais en ce qui concerne Loft et Rétribution, la mode du film d’horreur au Japon que je croyais mourante s’acharnait à survivre à mon grand étonnement et on continuait à me demander des films de ce genre. Je me suis donc laissé aller à une inspiration assez expérimentale sans trop savoir ce que cela allait donner. Le principal problème que je me suis posé est celui du passé. Mes films de fantômes se posent la question de la représentation du passé à l’intérieur d’un temps présent. J’ai essayé différentes choses, j’ai fait des expériences, certaines de mes idées les plus audacieuses ont échoué, d’autres sont devenues incompréhensibles. Rétribution a été un film particulièrement difficile à réaliser, parce que dans ce film il ne s’agit par d’évoquer le passé d’une seule personne, mais d’un pays tout entier. La question était de savoir comment la société japonaise pouvait faire face à son passé, c’était un thème immense et très ambitieux que je voulais introduire dans un contexte de film d’horreur et cela a été plutôt douloureux.
Rétribution annonce ainsi Tokyo Sonata (2008) et Shokuzai dans lesquels vous dépassez le genre fantastique pour continuer à filmer des personnages fantomatiques et des atmosphères angoissantes…
Je suis content de ce que vous me dîtes mais cela n’a jamais été mon intention. J’ai toujours pris le cinéma fantastique très au sérieux. Parce qu’un fantôme c’est aussi la mort d’un être humain, et la mort est un élément qui a toujours été présent dans mes films. Comme je vis dans le monde des hommes j’ai forcément une opinion sur la société qui m’entoure, des contacts avec elle et cela a forcément des conséquences dans les films que je tourne. Mais plutôt que d’évoquer ces problèmes de société comme le font les gens dans les médias ou autour d’une table, j’ai envie de leur donner une approche fantastique, en les confrontant avec des éléments surnaturels. Un fantôme à l’écran, c’est la présence concrète de la mort dans l’image et donc dans l’univers des personnages que je mets en scène dans mes films.
Au début de Séance et dans Rétribution on retrouve l’image récurrente d’un fantôme de femme dans une robe rouge…
Je cherche une réponse intelligente mais je ne suis pas sûr de la trouver. A chaque fois que je filme un fantôme je me demande comment il pourrait être habillé, avec une robe d’une couleur ou d’une autre. La couleur rouge ne possède pas véritablement de signification cachée. Dans Séance un autre fantôme était vêtu de vert, dans Kaïro ils sont en noir. Dans Ring le fantôme est vêtu de blanc donc je me suis dis que je ne ferais jamais la même chose. Il y a quelque chose que je n’ai encore jamais essayé mais que j’aimerai bien tenter une fois, c’est un fantôme nu. Mais Tobe Hooper a déjà filmé une extraterrestre nue dans Lifeforce, alors…
_______________________________________________________________________________
Votre prochain film fantastique tourné en France, toujours sur le thème des images, possède une histoire proche de vos films japonais mais avec une vision plus psychologique…
Le film que je vais tourner en France, La Femme de la plaque argentique (titre de travail du Secret de la chambre noire, ndr), est une pure histoire de fantôme, ce que je n’avais pas fait depuis longtemps. Je porte ce projet en moi depuis plus de dix ans sans jamais avoir pu le concrétiser. C’est un scénario original que j’ai écrit seul, et qui est très difficile à réaliser au Japon actuellement, car dès que l’on veut faire un film commercial avec un certain budget, il faut que le scénario soit adapté d’un œuvre préexistante pour qu’il soit validé par une compagnie de production.
Je suis très content de pouvoir tourner ce film en France. Comme je ne connais pas la société française en profondeur je pense que le film sera plus abstrait. C’est un film assez luxueux dans la mesure où deux fantômes apparaissent dans le film, dont un qui le devient au cours de l’histoire… je ne l’avais jamais fait auparavant et je juge cela assez audacieux.
Le cinéma fantastique est demeuré assez marginal en France.
Il y a en effet très peu de films de fantômes réalisés en France, et encore moins de Français qui croient à l’existence des fantômes. En revanche les spectateurs français aiment beaucoup les films d’horreur japonais, et c’est précisément en France qu’on me donne l’occasion de réaliser ce film de fantômes. J’ai été très surpris par ce paradoxe.
L’histoire de votre nouveau film évoque les nouvelles fantastiques d’écrivains français tels que Maupassant, Balzac, Théophile Gautier. Le daguerréotype, l’un des premiers procédés photographiques mis au point en France au XIXème siècle, y tient une place importante…
Le daguerréotype a été importé de France au Japon et certains daguerréotypes ont été réalisés au Japon. Il n’aurait donc pas été totalement impensable de réaliser ce nouveau film au Japon. Mais je pense que le défi aurait surtout reposé dans la difficulté à représenter la relation qui s’installe entre le photographe et son modèle. Il y a quelque chose de beaucoup plus sec, et de moins romantique, dans cette relation-là au Japon. Les Japonais auraient des difficultés à imaginer qu’une relation entre un artiste et son modèle puisse avoir autant de conséquences. Le fait d’être pris en photo est finalement quelque chose de très anodin au Japon. En France c’est sans doute aussi le cas aujourd’hui, avec les appareils numériques, les Smartphones et la mode des « selfies », mais tout le monde semble croire à l’histoire que je veux raconter et cela donnera sans doute naissance à un film français assez particulier.
Sur le tournage d’un film s’instaure aussi cette relation spéciale entre celui qui filme et celui ou celle qui est filmé. On en parle souvent comme une relation intense et très difficile. La réalité est que sur un tournage on doit penser à tellement de choses et régler tellement de problèmes que la relation avec les acteurs est rarement aussi importante qu’on le croit.
Quand je suis sur un tournage j’essaie de supprimer mes propres sentiments. Je pense qu’un réalisateur ne doit pas se laisser influencer par ses émotions, et mes relations avec les acteurs ne sont jamais de l’ordre de l’intimité.
Quelle est par exemple votre relation avec votre acteur fétiche Kôji Yakusho ?
Nous avons le même âge, nous nous entendons très bien et avons une vraie relation de confiance ; mais dans ma vie privée je n’ai aucun contact avec lui, ni avec les techniciens et autres personnes du cinéma avec lesquelles je travaille. Au Japon il y a une catégorie de gens qui mêle relations privées et professionnelles, mais je n’en fais pas partie. Kôji Yakusho trouve que c’est très bien comme ça. Quand j’écris un film je mets beaucoup de mes sentiments, sans me retenir, mais quand je réfléchis à un personnage il n’y a aucune interférence possible avec la vie privée ou le caractère de l’acteur qui va l’interpréter. C’est un personnage de fiction qui doit être totalement distancié de ce qu’est l’acteur dans la vie de tous les jours. Pour Koji, c’est agréable de travailler devant un réalisateur qui ne le connaît pas dans sa vie civile.
Leos Carax dit la même chose à propos de Denis Lavant. Il ne le fréquente pas en dehors des tournages et n’a jamais dîné avec lui.
Ça alors ! Je suis très étonné et en même temps cela me rassure de ne pas être le seul à me comporter de cette façon !
Propos recueillis le 20 décembre 2014 à Paris ; traduction Eléonore Mahmoudian ; remerciements à Kiyoshi Kurosawa, Michiko Yoshitake, Camille Pollas et Maxime Werner (Capricci).
Photo en tête de texte : Kiyoshi Kurosawa par Paul Blind, Cannes 2015
Laisser un commentaire