Olivier Père

Un carnet de bal de Julien Duvivier

Ce célèbre film de Duvivier est aussi l’un de ses meilleurs, l’un des plus représentatifs de son style et de sa vision du monde. En 1937, Duvivier et son scénariste Henri Jeanson (responsable de la structure générale, mais plusieurs auteurs intervinrent pour mitonner les dialogues de certaines vedettes) optent pour une forme encore peu usitée au cinéma, le film à sketches. Le voyage d’une jeune veuve fortunée à la recherche des hommes qui l’ont fait danser lors de son premier bal est l’occasion d’une galerie de portraits masculins, interprétés avec brio par des grands acteurs de l’époque, dans des rôles écrits sur mesure pour eux. Le film propose un tour de France, mais aussi un inventaire des différentes tendances du cinéma français des années 30. Chaque visite emprunte à des registres ou des genres différents. Le sketch avec Louis Jouvet en avocat reconverti en patron de boîte de nuit après un passage par la case prison est un chef-d’oeuvre d’humour noir. Le sketch avec Raimu évoque l’univers de Marcel Pagnol, y compris dans la relation tumultueuse que le notable provençal entretient avec son fils adoptif, un bon à rien qui veut le faire chanter le jour de ses noces. L’intrusion d’une violence sadique et d’une rage incontrôlable vient nous rappeler que nous ne sommes pas chez l’auteur de Marius mais bien chez Duvivier. Le premier segment, avec Françoise Rosay en mère rendue folle par le suicide de son fils, atteint en quelques minutes seulement des sommets de démesure mélodramatique. Le passage le plus fameux est peut-être celui du médecin tombé en déchéance, devenu avorteur dans le port de Marseille, en ménage avec une ancienne artiste de cabaret. On nage en plein sordide, avec des cadrages systématiquement penchés qui amplifient un sentiment de malaise en de folie. Pierre Blanchar incarne ce docteur revenu des colonies, éborgné par un jet de pus ! On ne peut s’empêcher de penser au personnage de Ferdinand Bardamu et à Céline lui-même, Duvivier ayant un temps envisagé de porter à l’écran « Voyage au bout de la nuit ». Cet épisode sera cité par William Burroughs comme son souvenir de cinéma le plus tranchant. Il est vrai que le jeu outré de Blanchar donne au docteur des allures de junkie en manque.

Chaque homme retrouvé illustre l’idée du renoncement, volontaire ou non, et le thème des illusions perdues. Qu’ils soient gangster, ermite, ecclésiastique ou petit commerçant, ces hommes ont trahi leurs idéaux de jeunesse. Malgré la diversité des univers et des tons de chaque sketch, cette thématique confère au film une cohérence forte. On pourrait trouver le trait épais, la noirceur systématique mais le film de Duvivier est finalement plus onirique que bêtement désenchanté. C’est une pulsion morbide et assez incompréhensible qui pousse cette femme à se pencher sur son premier bal et ses premiers courtisans, désormais transformés en vieillards, en épaves ou en bourgeois disgracieux. Il y a du masochisme dans ce personnage féminin qui n’existe réellement que dans ses souvenirs, son attachement à des fantômes pathétiques. Par son histoire autant que son atmosphère, et son pessimisme grandiose, Un carnet de bal n’a pas grand-chose de réaliste et se rangerait plutôt dans la catégorie des rêveries fantastiques.

Un carnet de bal est disponible en Blu-ray chez Gaumont, dans une restauration en 2K par le laboratoire Eclair à partir du négatif original nitrate 35mm.

 

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