Olivier Père

Manille de Lino Brocka

Après Insiang, le distributeur Carlotta nous permet de voir un autre grand film de Lino Brocka, Manille (Maynila: Sa mga kuko ng liwanag, 1975) sur les écrans français depuis le 7 décembre. Une redécouverte espérée par les cinéphiles depuis de longues années, rendue enfin possible par l’association de plusieurs archives et fondations internationales (la Cinémathèque de Bologne, le World Cinema Project de Martin Scorsese, le Doha Film Institute…). Manille et Insiang constituent sans doute les entrées les plus probantes dans l’œuvre de Lino Brocka, qui compte une soixantaine de films, réalisés entre 1970 et 1991, date de sa mort accidentelle à l’âge de 52 ans. Ce cinéaste, comparable à Rainer Werner Fassbinder pour la densité de sa filmographie, mais aussi à Pier Paolo Pasolini pour la situation politique, culturelle et médiatique qu’il occupa dans son pays, n’a cessé de rendre compte de la situation sociale aux Philippines, attentif à toucher un large public, en élevant le niveau de la production cinématographique locale, en s’attaquant à des sujets audacieux capables de permettre une prise de conscience de spectateurs, tout en respectant certaines formes populaires de récits, en particulier le mélodrame. Brocka a ainsi pratiqué une politique de l’alternance, entre films de genre et productions plus ambitieuses. Manille appartient sans hésitation à la seconde catégorie. C’est une bouleversante histoire d’amour et de perdition, sur le thème de la grande ville corruptrice. Un jeune homme naïf issu de la campagne arrive à Manille à la recherche d’un travail, mais surtout de sa fiancée qui a été emmenée presque contre son gré par une vieille maquerelle à la recherche de chair fraiche. A Manille, le garçon découvre la dureté du travail sur les chantiers, où les ouvriers sont exploités par les contremaîtres, mal payés et victimes d’accidents – un camarade meurt lors d’une chute du haut d’un immeuble en construction. Il découvre aussi la prostitution masculine dans les bas-fonds de la ville, seul et unique moyen de gagner un peu d’argent et d’échapper à la misère. En se prostituant, il se rapproche un peu plus de la femme aimée, dont il traque la présence, obsédé par son souvenir, et qu’il finira par rejoindre, au seuil d’un destin funeste. Le style sur le vif de Brocka, sans fioritures mis à part quelques effets de montage, parvient à saisir la violence et la cruauté quotidiennes de Manille, les élans de solidarité brisés par la loi du plus fort, sans jamais négliger la puissance des cadres et des plans, malgré des moyens que l’on devine sommaires. La mise en scène est frappée du sceau de l’évidence. Brocka filme la vérité de son pays, de son peuple. La trivialité et le caractère parfois sordide des épreuves traversées par les jeunes protagonistes débouchent sur une tragédie prolétaire. Manille est un chef-d’œuvre.

Manille de Lino Brocka

Manille de Lino Brocka

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