Olivier Père

La Party de Blake Edwards

La Party (The Party, 1968) de Blake Edwards ressort sur les écrans français mercredi 9 mars, en version restaurée, distribué par Splendor Films.

Dans La Party, un figurant indien gaffeur et maladroit est invité par erreur à une réception chez le puissant producteur hollywoodien dont il a saboté par son incompétence le dernier tournage est sans doute un des plus beaux films comiques jamais réalisé, qui doit beaucoup à la science des gags des maîtres muets du burlesque américain mais aussi à Jacques Tati (le rapport au temps et à l’espace évoque Play Time), références avouées de Blake Edwards.

La Party est un titre essentiel dans les carrières de Blake Edwards et de son interprète principal Peter Sellers, génial, mais aussi un film important dans le panorama du cinéma américain de la fin des années 60.

 

Corps étrangers

La Party est une satire intelligente du monde du cinéma comme Hollywood en produit chaque décennie en moyenne. Après Boulevard du crépuscule au début des années 50, La Party fait le bilan de l’état de Hollywood dix-huit ans plus tard. Et ce n’est pas brillant. Le reflet dévoilé dans le film de Blake Edwards est proche de la réalité. Hollywood vieillit et traverse une période de décadence artistique, de panne d’inspiration. Les producteurs se raccrochent à des vieilles recettes, comme ce remake en couleur de Gunga Din qui ouvre La Party. Hollywood est ringardisé par le cinéma moderne européen qui révèle des cinéastes à succès en France et en Italie. Une des invitées du producteur est une starlette italienne partie à la conquête de Hollywood qui évoque une parodie de Claudia Cardinale, dirigée par Edwards dans La Panthère rose en 1963. La fête du film dans une luxueuse villa moderne, avec ses invités snob et mondains pourrait être un pastiche de celle de La Nuit de Antonioni. Quoi qu’il en soit, Blake Edwards assimile mieux les influences européennes dans une comédie burlesque que les productions américaines prétentieuses et ratées qui singeaient à la même époque le style de Fellini, Bergman ou Lelouch. Le rigoureux Blake Edwards organise dans La Party une succession de gags à combustion lente dont la précision et la sophistication n’ont rien à envier à l’art de Jacques Tati.

Hollywood a absorbé au long de son histoire plusieurs vagues migratoires successives, intimement liées aux soubresauts tragiques du siècle. A la fin des années 60 cette « nouvelle vague » répond surtout à des impératifs de vanité (du côté de l’Europe) et de désarroi (à Hollywood) qui n’accoucheront pas d’œuvres majeures, ou alors de superbes accidents industriels (Zabriskie Point de Antonioni en 1970, feu d’artifices final – c’est le cas de le dire – de la curiosité des Américains pour les grands maîtres européens.)

Dans La Party, ces corps étrangers – et celui en particulier de Hrundi V. Bakshi – sont ceux qui apportent le chaos, le désordre, mais aussi la bonne humeur, l’amour et l’énergie vitale dans un univers froid, ennuyeux et aseptisé. Hrundi V. Bakshi, grain de sable dans les rouages de l’industrie hollywoodienne, puis de ses moments de détente, est aussi l’électron libre qui va insuffler un peu de folie, de défoulement hédoniste – avec la complicité d’une jeune apprentie actrice française, d’un orchestre russe et d’un groupe de fils à papa qui se rêvent en hippies – à une société engoncée dans ses codes de bonne conduite, ses principes et son hypocrisie.

 

Party politique

La Party est sorti le 4 avril aux Etats-Unis, et le 13 août 1969 seulement en France. Difficile de ne pas voir le film de Blake Edwards comme une répétition miniature du joyeux bordel qui allait envahir la France et une partie du monde quelques semaines plus tard. Mais la dimension politique de La Party n’est pas seulement liée des phénomènes socioculturels dans l’air du temps. Elle concerne l’organisation sociale et les rapports de classes qui se manifestent dans la villa du producteur. Comme dans La Règle du jeu, une réunion mondaine donne l’occasion au cinéaste de mettre en scène un ballet des corps et des sentiments où se croisent les maîtres et les valets. Blake Edwards organise plusieurs chorégraphies simultanées qui se croisent et ne se touchent pas, jusqu’aux premières catastrophes – le dîner – et au délire final. Il y a deux fauteurs de trouble dans La Party : Hrundi V. Bakshi bien sûr mais aussi le sommelier qui s’alcoolise progressivement au lieu de servir les invités et finit par ne plus contrôler ses gestes. Les coulisses de la réception, dans les cuisines, sont le théâtre d’affrontements entre domestiques. L’alcool aidant, la party mondaine au tempo ralenti se transforme en vraie fête déchainée au bout de la nuit où les corps se touchent et se mélangent enfin, les domestiques dansent et se saoulent avec les invités, au mépris des convenances. La Party rappelle l’importance de l’alcool dans l’œuvre de Blake Edwards, qui en a filmé aussi bien l’euphorie que les conséquences dévastatrices. On ne peut pas dire que l’ivresse soit joyeuse dans La Party, mais elle brise les règles, fait tomber les masques, et peut se montrer cruelle lorsqu’elle transforme les convives et pantins égarés dans la mousse, mus par des réflexes de dépendance. Les fêtards se libèrent, les alcooliques restent aliénés.

 

La fête sauvage

Dans sa structure et sa progression narrative La Party est un film symptomatique de la fin des années 60, comparable à un autre film manifeste de la même époque : La Horde sauvage de Sam Peckinpah, sorti un an après La Party. Les deux films débutent par une longue séquence qui annonce de manière programmatique la conclusion de leur récit : une fusillade sanglante dans La Horde sauvage, un tournage de film qui tourne au fiasco par la faute d’un figurant. Ce même figurant sèmera la pagaille et la destruction dans une fête, tandis que les survivants du premier carnage s’achemineront – le plus lentement possible – vers un second massacre, définitif cette fois-ci. Montrer d’emblée au spectateur ce que le film va s’employer à mettre en scène, annihiler l’effet de surprise pour mettre en place un effet d’attente, voilà une forme originale, destinée à être reproduite par le Nouvel Hollywood, qu’expérimentent ces deux grands films. L’apothéose pyrotechnique doit survenir après une longue plage d’attente : un temps ralenti caractérise les déambulations en circuit fermé des invités de La Party, les déplacements fatigués et étirés des bandits de La Horde sauvage. Les deux films culminent par un chaos joyeux et multicolore (La Party), une apocalypse funèbre striée d’hémoglobine (La Horde sauvage). Puis après l’explosion viennent des épilogues apaisés, vidés du trop plein d’énergie et de violence contenu tout au long des films. Il faut ajouter que La Party et La Horde sauvage partagent le même directeur de la photographie, le vétéran Lucien Ballard qui a apporté son immense expérience à ces deux films révolutionnaires. Blake Edwards et Sam Peckinpah comptent parmi les cinéastes les plus importants apparus dans les années 60 à Hollywood. Spécialiste de la comédie Blake Edwards réalisera en 1971 Deux Hommes dans l’ouest, western crépusculaire proche de ceux de Peckinpah avec… William Holden, le héros de La Horde sauvage.

 

Devenir indien

Comme Diamants sur canapé réalisé par Blake Edwards en 1963, La Party est aussi un chef-d’œuvre sentimental (et musical, grâce à Henri Mancini), l’histoire émouvante de la rencontre de deux « misfits », êtres étrangers et déplacés, propulsés dans un univers plein de pièges et de faux-semblants. La starlette française et le figurant indien, couple improbable et pourtant irrésistible, se retrouvent sur le chemin de l’enfance, deux adultes qui ont conservé leur pureté dans un monde corrompu et factice.

Comme Diamants sur canapé (dans lequel Mickey Rooney interprétait de manière atrocement caricaturale un Japonais), La Party confie le rôle d’une personne de couleur à un acteur blanc, le britannique Peter Sellers. Génie comique issu du music hall, Sellers appartenait à une tradition anglaise des comédiens transformistes. Dans la lignée de Alec Guinness dans Noblesse oblige Sellers multipliait les identités, les déguisements excentriques (parfois dans le même film) et collectionnait les accents étrangers. Après avoir accédé à la gloire mondiale en jouant Clouseau, un inspecteur de police français maladroit dans la série des Panthère rose, Peter Sellers signe avec Hrundi V. Bakshi son chef-d’œuvre. Pourtant il perpétue en 1967, grimé en Indien, la tradition du blackface forme théâtrale pratiquée dans les minstrel shows, puis dans le vaudeville, dans lequel le comédien blanc incarne une caricature stéréotypée de personne noire. …. La Party n’a jamais dérangé en France, où l’hilarité qu’il provoque n’est traversée d’aucun malaise, mais le film de Blake Edwards suscite toujours un vif débat aux Etats-Unis, débat critique et éthique, loin d’être clos en 2016 avec les polémiques autour du « whitewashing ».

D’abord la modernité d’un film comme La Party est une modernité contrariée qui ne s’affranchit pas entièrement des conventions hollywoodiennes – conventions encore respectées dans la plupart des films américains aujourd’hui. Ensuite La Party repose en grande partie la collaboration entre Blake Edwards et Peter Sellers, acteur indissociable du projet et du résultat final. Il n’y a aucun racisme dans le film de Blake Edwards et dans l’interprétation de Peter Sellers, véritable co-auteur de La Party, qui confère au personnage de Bakshi une poésie et une humanité qui sont refusées aux membres blancs, riches et puissants de la société hollywoodienne. Enfin Sellers a toujours été lui-même un « alien » à Hollywood et partout ailleurs, un acteur caméléon dont le travail – névrotique – consista essentiellement à disparaître sous des identités « autres ». L’art de Peter Sellers n’est pas un art du maquillage, de la caricature, mais un art de l’effacement. Peter Sellers est Hrundi V. Bakshi, n’existe plus en tant que Peter Sellers. C’est le contraire de la performance ostentatoire, mais c’est aussi le sentiment de n’être vraiment pleinement soi que lorsqu’on est un autre, et de pouvoir dans la peau d’un autre tout se permettre, accéder au bonheur véritable.

 

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