Olivier Père

Les Tueurs de Robert Siodmak et À bout portant de Don Siegel

Ciné Sorbonne ressort le 15 avril dans la salle de la Filmothèque du Quartier Latin et au cinéma Mac Mahon à Paris – une distribution en province suivra – Les Tueurs (The Killers, 1945) de Robert Siodmak et À bout portant (The Killers, 1964) de Don Siegel.

Un film et son remake. Ou plus précisément deux adaptations cinématographiques différentes de la même nouvelle de Ernest Hemingway publiée pour la première fois en 1927. Mais surtout deux moments de l’histoire du cinéma américain, deux œuvres symptomatiques des mutations esthétiques et industrielles survenues à Hollywood entre les années 40 et 60.

Le long métrage de Siodmak est un titre canonique du film noir. Tous les ingrédients sont réunis pour aboutir à un chef-d’œuvre absolu du genre. Le scénario est signé Anthony Veiller mais John Huston et Richard Brooks auraient participé à son écriture. Le film ne retient que le point de départ de la nouvelle de Hemingway, avec l’arrivée des deux tueurs et l’exécution de leur contrat. Ensuite, tout ou presque a été inventé par les scénaristes. Un courtier d’assurance mène l’enquête et interroge plusieurs témoins afin de comprendre les raisons et les circonstances du meurtre de son client. Le récit est ainsi constitué d’une série de retours en arrière avec une vision fragmentaire de l’histoire et du personnage du « Suédois » qui s’éclairent à fur et à mesure que le film avance. La structure narrative des Tueurs et son esthétique glacée en font un modèle indépassable, avec quelques autres titres, du film noir hollywoodien des années 40. C’est une véritable mécanique d’horloger où chaque élément est parfaitement à sa place, et dessine une vision du monde d’un pessimisme radical, où le protagoniste – un perdant, un ange déchu – avance inexorablement vers la mort, et où la femme est forcément fatale et d’une beauté vénéneuse. Le film de Siodmak fera de Burt Lancaster et Ava Gardner, au début de leurs carrières respectives, des stars. On peut comprendre pourquoi en revoyant Les Tueurs, qui sublime ses deux interprètes principaux, au charisme extraordinaire. Ava Gardner reste dans ce film l’une des apparitions les plus érotiques de l’histoire du cinéma.

Burt Lancaster et Ava Gardner dans Les Tueurs

Burt Lancaster et Ava Gardner dans Les Tueurs

 

À bout portant (The Killers, 1964) est une nouvelle adaptation des « Tueurs » de Ernest Hemingway. Initialement tournée pour la télévision, cette version fut jugée beaucoup trop violente pour le petit écran et bénéficia d’une sortie en salles aux Etats-Unis et dans le reste du monde. Le film de Don Siegel, cinéaste spécialiste de l’action, a l’audace d’adopter le point de vue de deux tueurs cyniques qui enquêtent sur l’homme qu’ils viennent de tuer froidement, dans l’espoir de mettre la main sur de l’argent volé. Il respecte en cela la nouvelle de Hemingway davantage que le film de Siodmak, qui écartait très vite les tueurs du titre de son scénario. Mais cette quête vénale se double d’une autre interrogation : pourquoi Johnny North (John Cassavetes) n’a-t-il opposé aucune résistance aux visiteurs venus le supprimer? Sous ses allures de série B télévisuelle, À bout portant marque un jalon dans le cinéma américain des années 60. Don Siegel signe une œuvre très stylisée, notamment dans l’utilisation de la couleur, le déroulement du récit en discours rapporté et la caractérisation des personnages, à deux doigts de l’inhumanité. Il annonce certains titres importants du thriller moderne comme Le Point de non retour de John Boorman (qui réunira à nouveau Angie Dickinson et Lee Marvin) et présente des similitudes avec le cinéma à la fois brutal et sophistiqué de Sam Peckinpah. Ronald Reagan, dans son ultime apparition cinématographique, joue un salaud pour la première fois et se fait casser la gueule par John Cassavetes. Tout un symbole. À bout portant est un faux film modeste qui sonne le glas, par sa violence formelle, d’une certaine idée du cinéma américain classique et « heureux », du « glamour » hollywoodien, et ouvre une ère violente, marquée par le malaise, la trivialité et l’inquiétude.

Clu Culager et Lee Marvin dans A bour portant

Clu Gulager et Lee Marvin dans A bout portant

Catégories : Actualités

Un commentaire

  1. derouet dit :

    Concernant Les Tueurs. Pour moi certainement l’un des plus réussis du genre. C’est le Film Noir le plus important de Robert Siodmak aussi réussi par son aspect esthétique que par sa construction. Les séquences de l’ouverture du film sont d’inoubliables moments : l’arrivée de nuit des tueurs dans le snack bar et l’exécution du héros dès le début du récit. Ensuite intervient, la très brillante construction en flash-back (Influencée par Citizen Kane) de ce destin inéluctable, cette construction renforçant l’impression d’un malaise et d’un désespoir sans recours. La mise en scène est très inspirée, très grande influence de l’expressionnisme allemand, celui-ci avait été introduit aux USA par le travail de Murnau à la Fox (l’Aurore). Très utilisé dans les productions fantastiques à l’Universal et les films de gangsters de la Warner des années 30. 
    Mais là où ce film définit vraiment l’esthétique du film noir, c’est dans son utilisation d’effets de lumière, mélangeant des ombres sombres avec des rayons lumineux intense pour créer des compositions très contrastées. Siodmak, comme tant de réalisateurs qui ont construit le style du film noir, était un Européen émigré à Hollywood. En Allemagne, il connaissait bien le cinéma expressionniste, où l’humeur intérieure des personnages se reflétait extérieurement dans le monde dans lequel ils vivent, dans les décors, dans l’éclairage, dans les angles de prise de vue. Tous ces éléments extérieurs viennent exprimer quelque chose de la psychologie intérieure des personnages.
    Le film noir reprend cette idée et insuffle à son univers sombre et miteux un éclairage déséquilibré extrêmement contrasté qui fait que même les décors les plus discrets semblent étranges et décalés. 
    Les films d’avant de Siodmak sont caractérisés déjà par ces références, dans le très moyen Fils de Dracula, mais surtout dans le réussi Phamtom Lady, les Mains qui Tuent, ces films sont de l’Universal. Encore une scène exceptionnelle lorsque la femme fatale, Ava Gardner, dans une semi-obscurité, interprète une chanson, brille à côté d’elle, la lumière d’une lampe. Et telle une sirène nocturne, elle fascine le héros attiré comme un papillon de nuit par cette flamme qui lui sera fatidique. Il faudrait en citer plusieurs… 
    Dans les références à l’iconographie américaine de cette époque, voir le tableau d’Edward Hopper, Gas 1940, une référence profondément évocatrice et très pertinente En effet la station-service dans le film est rurale, elle est symboliquement une étape entre la ville et la mythique nature sauvage américaine. Le héros s’y est réfugié, mais hélas pour lui ce n’est qu’un répit temporaire. La station n’était qu’un de ces carrefours du destin, mais il ne pouvait échapper à sa prédestination qui doit le conduire en fin de compte à ce terminus, c’était simplement une impasse. 
    Très brillante musique de Miklós Rózsa aux accents dissonants qui soulignent bien l’atmosphère funèbre de l’œuvre.
    Sur l’excellente édition DVD, présence du court métrage de Tarkovski les Tueurs, l’adaptation de la nouvelle d’Hemingway. 
    Livres : 
    Le Film Noir de P Brion. 
    Panorama du film noir de Borde et Chaumeton. Un classique. 
    Le Film noir de JP Esquenazi.
    Le Film Noir de Simsolo.

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