Metropolitan a sorti le 10 mars dans la collection HK un combo Blu-ray et DVD de Godzilla (Gojira, 1954), le classique original signé Inoshiro Honda.
Souvent imité, jamais égalé, Inoshiro – ou Ishiro – Honda était un poète, un artisan, et le plus grand réalisateur de films de science-fiction au Japon.
Parallèlement à sa carrière de cinéaste, Honda fut l’un des principaux collaborateurs et amis de Akira Kurosawa, pour lequel il travailla comme directeur artistique (Chien enragé) et même directeur de seconde équipe (Kagemusha, Ran, Rêves et Rhapsodie en août.) Un livret accompagne cette édition de Godzilla, avec des textes – notamment un bel essai de Nicolas Saada sur l’œuvre de Inoshiro Honda – extraits d’un numéro spécial de la défunte revue HK, ainsi que la suite directe du film, Le Retour de Godzilla (Gojira no gyakushû, 1955) signée Motoyoshi Oda.
Chef-d’œuvre matriciel du « kaiju eiga » (« film de grand monstre ») Godzilla surprend encore aujourd’hui par sa beauté formelle et son angoissant réalisme. Il est évident que les auteurs de Godzilla ont en mémoire un autre chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma, King Kong (1933) de Cooper et Schoedsack, lorsqu’ils entreprennent le projet d’un film sur un gigantesque lézard préhistorique surgi de l’océan et semant la panique sur son passage. Mais le film s’affranchit de son modèle américain pour devenir une œuvre profondément japonaise, par ses mythologies ancestrales – la colère des dieux de la nature provoquée par l’imprudence des hommes – et modernes.
Réalisé en pleine Guerre froide, Godzilla est avant tout un film sur la peur atomique. Le monstre endormi dans une grotte sous-marine a été sorti de sa torpeur par des essais nucléaires américains réalisés au large des côtes nippones. Il symbolise la force de la nature dérangée par l’inconscience des hommes. Il symbolise aussi l’orgueil national courroucé par l’occupation américaine qui poursuit son travail de détérioration de la terre sacrée du Japon. Plusieurs films de Honda, ouvertement propagandistes avant et après la Guerre du Pacifique, puis pessimistes ou réactionnaires à partir des années 50 témoignent d’un attachement aux traditions nippones et d’un fort sentiment anti-américain, d’un respect de la nature souillée par les avancées technologiques, la course à l’armement et le mode de vie occidental. Godzilla est évidemment l’un de ces titres, porteur d’un message écologique et surtout pacifiste, Honda y déplorant le bouleversement du fragile équilibre de la planète par les scientifiques et les militaires. Godzilla détruit d’abord des bateaux avant de rejoindre la terre ferme. La destruction de plusieurs quartiers de Tokyo à grands jets de flammes radioactives et de coups de queue par ce dragon des temps modernes ravive le souvenir des bombardements de Hiroshima et Nagasaki, comme si le peuple japonais, à peine remis du traumatisme atomique, devait une nouvelle fois subir les ravages de la bombe, dans un cauchemar éveillé sur l’écran.
En plein Tokyo en proie aux attaques du monstre, une jeune fille explique lors d’une discussion dans un wagon du métro qu’elle a survécu à la catastrophe de Nagasaki. Cette évocation directe de l’holocauste atomique dont fut déjà victime le peuple japonais moins de dix ans avant la sortie de Godzilla explicite la dimension profondément humaine de ce film dont un gigantesque lézard est la principale attraction, mais qui n’oublie jamais de placer l’homme, ses souffrances et ses craintes, au premier plan.

Une humanité en proie à la peur
Le personnage du paléontologue est interprété par Taskahi Shimura, grande vedette du cinéma japonais et acteur fétiche de Akira Kurosawa avec Toshiro Mifune. C’est un jeune savant tourmenté, amoureux déçu et inventeur de la seule arme capable de tuer Godzilla, qui mettra – provisoirement – un terme aux méfaits du monstre en se sacrifiant afin d’être sûr que sa redoutable invention ne sera jamais réutilisée par l’armée à des fins belliqueuses.
Il ne viendrait à l’esprit de personne de placer Godzilla dans la catégorie des films à thèse ou des pensums humanistes. La gravité de son propos ne se dépare jamais de qualités cinématographiques principalement liées à sa fabrication. Le film exalte un goût des maquettes et des effets spéciaux qui parviennent à combiner une forme de perfectionnisme artisanal et une véritable poésie du factice. Contrairement au King Kong de 1933 Honda et ses collaborateurs optent pour un comédien dans une combinaison en caoutchouc et évoluant dans des décors de modèles réduits pour incarner Godzilla. Ces techniques, associées à des prises de vues documentaires ou d’actualités et des scènes de paniques avec des foules de figurants confèrent au cinéma de Honda ce mélange hétéroclite d’hyperréalisme et de stylisation presque enfantine. Il faut à ce sujet saluer le travail d’un autre génie associé à l’œuvre de Inoshiro Honda, le directeur des effets spéciaux Eiji Tsuburaya.Godzilla, film sombre et adulte, sera suivi – triomphe public oblige – par toute une série de longs métrages mettant en scène le dieu lézard. La première suite Le Retour de Godzilla respecte plus ou moins l’esthétisme du film original (noir et blanc, format 1.37, style semi documentaire) mais introduit déjà des éléments plus farfelus comme l’apparition d’un second monstre préhistorique géant, un ankylosaure surnommé Anguillas, propice à de longues bastons au milieu de maquettes de maison réduites en charpie.
Cette propension neuneu aux interminables bagarres entre cascadeurs dans des costumes en mousse ne fera que s’accentuer dans les films suivants, tournés en couleur et en écran large par Honda ou d’autres réalisateurs, davantage orientés vers la parodie pop et destinés à un public enfantin. On ne compte plus les résurrections de Godzilla qui avant de subir les outrages de deux remakes américains aura un fils, se battra contre King Kong, une flopée de bestioles géantes, des robots et des extraterrestres, dans des bandes de plus en plus décontractées et humoristiques, mais sans jamais perdre sa popularité auprès d’un public de fans conquis par avance. HK envisage d’ailleurs de ressortir bientôt d’autres « kaiju eiga » des années 60 avec Godzilla et ses amis, ce qui constitue une réjouissante nouvelle.

Grandeur et décadence d’un mythe : La revanche de Godzilla
En guise de compléments de choix au sujet de Godzilla, voici quelques extraits d’un essai inédit de Maud Ameline, Figures de monstres.
L’apparition du monstre dans Godzilla
Le monstre de Godzilla (un acteur dans un costume) est à moitié caché par la montagne. Plans de coupe sur les visages terrifiés des habitants de l’île, puis une succession de plans de leur fuite. Ce qui est surtout montré, c’est la terreur que le monstre inspire. En lui-même le monstre est presque décevant. On a du mal à identifier à quelle bête il ressemble : dinosaure, gros lézard ? Ce qui compte, ce n’est pas l’identité du monstre, c’est l’Idée du monstre, c’est-à-dire d’avoir reconnu un type : le gigantisme, la hideur physique, qui suffisent à provoquer la peur chez les personnages et chez le spectateur.
Godzilla et la peur atomique
Dans les années 50, les monstres surgissent du fonds des océans à la suite d’expériences atomiques. Les monstres sont des créatures géantes nées de l’angoisse suscitée par l’ère du nucléaire. Le plus célèbre est Godzilla, une créature préhistorique réveillée par des explosions atomiques, et qui se met en tête de raser Tokyo. (…)
L’explication scientifique de l’origine du monstre est abracadabrante. Pourtant, un malaise se dégage de la scène : les éclats de voix violents des gens dans la salle font planer un climat de mésentente et d’inquiétude qui semble indiquer que la violence des hommes est première.
Dans la scène de la destruction de Tokyo, le souffle brûlant du monstre renvoie aux bombes incendiaires lancées sur Tokyo par l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Les images de Tokyo en flammes devaient rappeler aux Japonais les images de leurs souffrances pendant la guerre.
Un genre subversif ?
Si le monstre vient introduire le Désordre, il vient en fait révéler que le monde marchait sur la tête : le capitalisme sauvage et la crise économique qui s’en est suivie dans King Kong, l’arme nucléaire dans Godzilla, l’impérialisme américain et la malhonnêteté du gouvernement coréen dans The Host, etc. Le film de monstre est donc un genre possiblement subversif. On y repère souvent des germes de subversion morale ou sociale, parfois des deux à la fois. Le film de monstre a toujours été un lieu privilégié dans le cinéma, un domaine où il a été possible de tout dire. Justement parce qu’on considérait le cinéma fantastique comme un genre mineur. Pour autant, l’ordre n’est mis en question sur les écrans que pour mieux être restauré.
(Maud Ameline, Figures de monstres, extraits)
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