A l’occasion de la présentation ce soir en première mondiale de L’Institutrice de Nadav Lapid (photo en tête de texte) à la Semaine de la Critique, nous publions une partie de l’entretien accordé par le réalisateur au critique Ariel Schweitzer, spécialiste émérite du cinéma israélien, auteur de l’ouvrage de référence « le nouveau cinéma israélien » publié aux éditions Yellow Now en 2013, pour le dossier de presse du film, qui sortira le 8 octobre en France.
Dans l’histoire du cinéma, les films traitant de la poésie sont relativement rares. Pourquoi avez-vous choisi ce thème ?
L’Institutrice traite notamment de la place des choses « non fonctionnelles » dans un monde où tout est question de perte, de profit ou de non profit. Sur ce plan, la poésie représente la partie la plus non fonctionnelle du monde de l’art. Elle ne fonctionne pas selon une logique économique, comme le monde du cinéma par exemple, où toute une équipe, des camions, des machinistes, sont à l’œuvre pour mener à bien un projet. La poésie n’a pas non plus l’épaisseur d’un roman qui est le fruit des mois et des mois de labeur. C’est donc une forme de caprice : elle s’écrit instamment, intuitivement. Parfois indéchiffrable, elle n’emporte pas avec elle le lecteur dans un monde romanesque, imaginaire. Il est souvent difficile d’expliquer ce qu’est la poésie, à quoi elle sert, pourquoi il est si important qu’elle soit là. Souvent elle se trouve dans cette zone grise entre la vérité profonde et l’escroquerie.
Cet aspect caché, mystérieux, chaotique de la poésie, ce lieu indéfinissable d’où émergent les poèmes de l’enfant, héros du film, s’oppose à la tentative de son institutrice de trouver un ordre, une logique, de comprendre d’où viennent les mots. Et pourquoi précisément ces mots-là et pas d’autres ? La poésie, dont l’écriture est rapide et instantanée, correspond donc à la conscience partielle d’un enfant, à sa vision naïve de son propre acte de poésie. Est-ce qu’il se voit lui-même comme un poète ? Est ce qu’il comprend que les mots qu’il déclame, ces mots sont-ils des poèmes ?
Dans quelle mesure le film est-il autobiographique ?
Entre l’âge de quatre ans et demi et sept ans, j’ai écrit environ cent poèmes, ou plus précisément, je les ai déclamés à mon institutrice. Le premier, intitulé « Hagar », était un poème d’amour, un amour impossible, à la sœur aînée d’un ami de mon école maternelle. Ce poème se trouve dans le film, comme d’ailleurs les autres poèmes déclamés par mon héros, qui tous ont été écrits à la même époque. Le poème « Une séparation », qui est cité à la fin du film, est l’un de mes derniers poèmes. J’avais même à l’époque une institutrice, poétesse à ses heures, qui a été très intriguée par mes poèmes, mais elle était très différente du personnage de Nira dans le film. À l’âge de sept ans, j’ai arrêté d’écrire des poèmes et je ne voulais plus en entendre parler. J’ai recommencé à écrire de la prose à la fin de mon service militaire, mais jamais de la poésie. J’ai laissé ces poèmes dans le placard durant vingt-cinq ans, jusqu’à ce que je les ressorte et que j’envisage d’en faire la matière d’un film.
Le film a donc une dimension autobiographique évidente, des passages autobiographiques entiers qui ont nourri le scénario. Mais je peux affirmer que si l’enfant du film c’est moi, l’institutrice l’est tout autant… Cette angoisse et ce sentiment d’urgence qu’éprouve l’institutrice devant la marginalisation de l’art dans un monde de plus en plus vulgaire, sont ceux par exemple que j’ai moi-même éprouvés durant la tournée de promotion de mon film précédent, Le Policier.
Comment avez-vous trouvé ce jeune acteur qui incarne le rôle de Yoav ?
On a hésité à choisir, pour le rôle de Yoav, un enfant plus âgé qui a l’air plus jeune de son âge, comme on le fait souvent dans le cinéma, surtout quand il s’agit d’un rôle principal. Finalement, après avoir auditionné beaucoup d’enfants, donc certains avaient déjà de l’expérience dans le cinéma ou la télévision, on a choisi Avi Shnaidman, un enfant de cinq ans, fils d’une employée de banque et d’un informaticien qui n’ont rien à voir avec le monde du spectacle. Avi avait une gestuelle « hésitante », une manière de « siffler » les mots et une compréhension instinctive et très intime des situations du film. Il avait cette hésitation, cette fragilité, qui tendent à disparaître chez des enfants plus âgés, quelque chose de « pas encore entier » dans sa manière de parler, de se tenir, de bouger, et en même temps un grand élan de pensée et d’imagination, qui m’a complètement captivé…
Il m’était important de choisir et de diriger un enfant qui n’a pas l’air d’un « bizarroïde » « bégayant » soudain des poèmes, mais un enfant qui est à la fois « normal » et un peu différent, un gamin un peu plus mystérieux. Au moment de l’écriture du scénario et ensuite pendant les auditions, j’ai senti qu’il y avait quelque chose d’un peu arbitraire, pas entièrement réfléchi, dans le processus de création des poèmes par l’enfant, et que cet aspect était essentiel pour mon film. Il s’oppose donc à la tentative de l’institutrice de « déchiffrer l’indéchiffrable », de comprendre à tout prix le mystère la poésie. Sur ce plan, il fallait donc un enfant suffisamment intelligent à qui l’on pouvait poser la question « d’où viennent les mots ? », mais un enfant qui soit aussi crédible dans son innocence et dans son obstination à ne pas répondre…
Etait-ce difficile de travailler avec des enfants ?
Les scènes avec les enfants dans l’école maternelle constituaient un grand défi, mais elles ont fini par me délivrer la clef pour comprendre la conception de la mise en scène du film. C’est donc une tentative de trouver l’équilibre entre des mouvements de caméra très élaborés, des plans-séquences très construits, organisés, et la spontanéité absolument incontrôlable du comportement et du mouvement des enfants. Ce n’était en rien un compromis, mais un vrai mélange des contraires. Il ne fallait surtout pas que la caméra cède au « chaos » des enfants, ni essayer de les contrôler à tout prix, de les « dresser » en quelque sorte. J’ai essayé de créer une forme de tension, presque une confrontation, entre l’ordre des mouvements de caméra et le désordre des enfants filmés : un conflit entre le cadre du plan et ce qui se déroule à l’intérieur.
La poésie est non seulement le sujet du film, mais aussi, en quelque sorte, sa substance, sa matière. Quels étaient vos choix de mise en scène dans ce film ?
J’ai essayé de trouver l’équilibre entre des plans très élaborés ayant recours à la profondeur de champs pour les scènes d’ensemble, une esthétique destinée à capter les nuances de la dynamique du groupe, et des plans plus serrés, plus « plats », focalisant sur l’intimité d’un visage. Une manière donc d’exprimer une tension entre l’individu et le groupe, l’enfant et l’adulte, la réalité matérielle et la conscience. J’ai essayé aussi de confronter entre des vues objectives et des vues subjectives, entre les plans où les personnages sont observés et ceux où ils observent eux-mêmes. J’ai souvent utilisé aussi des extrêmes gros plans qui casse un peu les règles, la distance appropriée dans la grammaire classique entre la caméra et les personnages, des plans « primitifs », brutaux, où l’on a l’impression que l’acteur « marche sur la caméra », se cogne à elle, la pénètre… Je voulais que le spectateur ait justement le sentiment de pénétrer dans l’intériorité de l’acteur, comme une volonté de tout savoir, de tout découvrir de la conscience d’un être (comme l’institutrice qui tente obstinément d’entrer dans la tête de l’enfant pour comprendre « d’où viennent les mots »). L’esthétique du film traduit, et critique peut-être aussi, la nature des images contemporaines, celles de téléphones portables par exemple, cette esthétique de « selfies », des images trop proches, trop brutales, trop intimes, trop narcissiques…
Après Le Policier, un film à visée sociale, L’Institutrice semble, en apparence, un changement de direction. Quel rapport voyez-vous entre les deux films ?
Je pense que ces films sont beaucoup plus proches que ce que laissent entendre leur synopsis. Ce sont même des films jumeaux dans leur esprit. Dans les deux, il y une protagoniste femme qui part en guerre contre « l’air du temps », notre temps, contre la vulgarité, l’agressivité, les rapports de force et de pouvoir qui régissent notre époque et que l’on ressent tous d’une manière instinctive. L’institutrice perçoit ce monde comme un enfer auquel il faut à tout prix s’opposer. Comme Le Policier, L’Institutrice est un film de résistance, un aspect présent dès le premier plan avec ce pied posé sur l’écran de télévision. Comme le personnage de l’anarchiste dans Le Policier, l’institutrice est déjà atteinte par les maux contre lesquels elle veut lutter. Elle aussi est marquée par une forme de « pureté radicale », révolutionnaire, à la fois combattive et très naïve. Face au mensonge, face à la salissure de notre époque, elle aspire donc à une forme de vérité, de pureté, mais pour y arriver, elle à recours systématiquement à des mensonges, à des manipulations et même à l’exploitation de l’autre pour ses fins. Elle trahit ses propres valeurs parce que, pour elle, tous les moyens son bons pour atteindre un but qu’elle croit noble. Mais aussi parce que son caractère représente un mélange troublant entre une conscience profonde du monde qui l’entoure et une inconscience totale par rapport à elle-même. Dans L’Institutrice, comme dans Le Policier, cette résistance se solde par un échec. Il n’est pas possible de gagner contre « l’air du temps », il n’y a pas moyen de s’en détacher : « l’air du temps » est celui que nous respirons tous…
L’une des réussites du film est sa manière de saisir notre époque : le pouvoir abrutissant de la télévision, la violence et la vulgarité de la rue, la domination économique des riches. En même temps, vous décrivez aussi l’énergie et la vitalité extraordinaires de notre temps…
Je pense que cet « air du temps » se manifeste dans le film presque à tout moment, à la fois dans son contenu et son style. Vulgarité, narcissisme, égocentrisme, conformisme, agressivité, platitude, culte du profit et de la victoire sur l’autre. Et en même temps, cette époque est aussi celle du dynamisme, de l’énergie, d’un certain élan sauvage et très sexué, comme l’exprime le père de Yoam dans son monologue, filmé en extrême gros plan, où il parle de tous ceux qu’il ne supporte pas : les assistés, les pleurnichardes, ceux qui refusent « l’air du temps »… Une autre « gagnante » dans le film est la nounou de Yoav, l’actrice aux longues jambes qui marche directement vers la caméra et chante, brisant la barrière de la modestie et de la timidité en imposant publiquement sa beauté, sa force et son talent.
Comme dans Le Policier, vous confrontez en effet deux univers : le monde matérialiste, hédoniste, cynique, de la société capitaliste, et le monde « spirituel » de la poésie. En même temps, cette dichotomie n’est pas si simple car, par exemple, vous n’idéalisez absolument pas le milieu de la poésie décrit lui aussi comme narcissique et dominé par des rapports de force et de jalousie…
C’est absolument normal, car il n’y a pas aujourd’hui des justes ni des vertus absolues. Les deux mondes sont contaminés par les mêmes phénomènes, par « l’air du temps » et par les comportements humains ordinaires. Par ailleurs, je pense que c’est le fait même de la marginalisation de la poésie, de l’enferment de ce milieu sur lui-même, qui détermine la manière dont il se voit lui-même. Cela produit un excès de conscience de soi-même, qui transforme les rivalités, celles qui auraient pu paraître « importantes » et « mythologiques », en quelque chose d’assez mesquin, dérisoire. Le narcissisme paraît alors ridicule, les rituels et les gestes se transforment ainsi en « manières » pompeuses et vides.
La complexité et l’ambivalence du film se manifeste également à travers le personnage de l’institutrice qui, grâce la poésie, aspire à une forme d’idéal, mais qui est capable aussi, au nom de cet idéal, de mentir, de trahir…
Sarit Larry, qui incarne l’institutrice, est née dans une famille religieuse et dans un milieu n’ayant aucun lien avec le monde artistique. Elle faisait partie d’un mouvement de jeunesse religieux où elle était parmi les membres les plus enthousiastes et distingués. Après s’être confrontée idéologiquement au directeur de son école, elle a quitté la religion pour se consacrer au théâtre. Sarit est entrée dans une très bonne école de théâtre, et c’est justement au moment où on lui a promis un grand avenir avec un contrat au Théâtre National d’Israël, qu’elle a décidé de tout quitter et de se consacrer à des études de philosophie. J’ai noué le contact avec elle via Facebook au moment où elle vivait à Boston, après avoir soutenu sa thèse de philosophie, pratiquement seize ans après avoir quitté la scène.
Je raconte tout cela parce que, sans entrer dans des considérations trop psychologiques, quelque chose dans son caractère, dans son engagement total envers ce qu’elle croit, quelque chose dans sa radicalité et dans les choix très audacieux qui ont guidé sa vie, entraient en résonance avec le personnage de Nira dans le film. Nira, qui est à la fois une institutrice et une fervente croyante en la poésie, une femme de famille et en même temps une Don Quichotte qui veut sauver le monde. Elle est la détermination même, une femme que personne ne peut arrêter, qui n’a pas des limites. Au fond, parmi tous les personnages qu’elle croise sur son chemin – la nounou et actrice narcissique, le professeur de poésie, l’artiste blasé, le père charmant arriviste, l’oncle (ex) poète et même l’enfant prodigue – Nira est la figure la plus extrême, la plus totale, la plus entière et la plus sauvage. Elle incarne ce mélange, typique des révolutionnaires, entre innocence et violence, conscience et inconsciente. Elle est une passionnée de justice universelle tout en étant capable, pour pouvoir l’obtenir, de la pire injustice.
Le personnage de Yoav est lui aussi profondément troublant : son visage inspire à la fois l’innocence, l’intelligence, mais aussi quelque chose de presque démoniaque. Comme s’il était déjà conscient de sa séduction, de son pouvoir…
À première vue, on ne peut que tomber sur le charme d’un enfant poète de cinq ans, et craindre l’obsession de l’institutrice à son égard. Mais il semble que, par moments, il y a quelque chose de pas totalement innocent chez Yoav. Comme s’il était conscient de sa force de séduction vis-à-vis de l’institutrice, de son pouvoir sur elle, conscient du besoin désespéré de Nira de gagner sa reconnaissance et d’avoir son adhésion. Et cette lucidité chez Yoav le conduit à pratiquement jouer avec elle, en s’ouvrant à elle par moments et puis en se refermant à nouveau. J’ai l’impression qu’après avoir rencontrer le père de Yoav, ce restaurateur pragmatique, froid et agressif, qui sait comment marche le monde, comment en profiter, on ne peut que se demander si l’enfant ne va pas finir par ressembler un jour à son père. Inévitablement, on se demande aussi qui détient réellement le pouvoir et qui est la vraie victime dans les relations ambiguës entre l’enfant et son institutrice.
Le film se situe en Israël et traite des aspects spécifiques de la société israélienne, comme le conflit social entre Ashkénazes et Séfarades, mais en même temps, il est très universel…
Je pense que le film contient effectivement des motifs très israéliens. L’armée par exemple, qui « balaye » les dernières traces de sensibilité chez les jeunes recrues, comme chez le fils de l’institutrice, en les envoyant accomplir leur devoir « de soldats et d’hommes », comme le dit l’officier dans le film. La division de la société israélienne entre Ashkénazes et Séfarades aussi, ce conflit interne (même si chaque société à ses propres Ashkénaze et Séfarades) avec lequel l’institutrice s’identifie à un certain niveau. Il me semble aussi que le film reflète la transformation radicale de la société israélienne en société hyper matérialiste et vulgaire, et ce mélange de dynamise économique et bêtise si caractéristiques de notre époque. En Israël, un pays jeune, sans tradition, ces processus sont très rapides, plus brutaux et peut-être plus visibles qu’ailleurs. En même temps, les relations entre la poésie et le monde, le monde d’aujourd’hui, se ressemblent presque partout. Il semble qu’il n’y ait pas beaucoup de raisons d’être optimiste.
Entretien réalisé par Ariel Schweitzer en avril 2014. Remerciements à l’auteur.
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