Olivier Père

Le Démon des armes de Joseph H. Lewis

Action Cinéma / Théâtre du Temple a ressorti mercredi Le Démon des armes (Gun Crazy, 1949) de Joseph H. Lewis dans les salles en copie restaurée. Le film est également disponible à la vente en DVD et Blu-ray dans un luxueux coffret collector édité par Wild Side. Vu et revu ce classique de la série B n’a pas usurpé sa réputation de film de chevet auprès de nombreux cinéphiles et cinéastes qui lui vouent un véritable culte. Il est vrai que le film de Lewis – de loin son meilleur – se distingue de la production des films noir hollywoodiens par sa frénésie, ses idées de mises en scène et son sujet même : l’amour fou d’un couple de sociopathes qui se rencontrent grâce à une passion commune, les armes à feu. Lewis n’insiste pas tant sur les connotations phalliques et fétichistes des pistolets – même si dans une scène Bart (John Dall) astique ses armes de collection devant Anne (Peggy Cumming) sortant de la salle de bain nue sous son peignoir blanc et enfilant des collants noirs – que sur la jouissance éprouvée par les deux amants maudits à vivre vite, voler beaucoup d’argent, mourir jeunes et laisser de beaux cadavres : un vrai manifeste punk avant l’heure. Plus sexy que Bonnie & Clyde version Arthur Penn, violent et déchaîné (le film contourne avec intelligence les règles strictes de la censure de l’époque) Gun Crazy est un petit chef-d’œuvre frénétique qui transcende les canons de la série B pour s’élever au panthéon des plus beaux films du cinéma américain.

La réussite de Gun Crazy, comme le relève avec justesse l’essai d’Eddie Muller édité par Wild Side avec le film, ne doit pas être attribué à Lewis seul, petite entorse à la politique des auteurs, malgré l’inventivité de sa mise en scène. Le film était produit par les trois frères King, personnages hauts en couleur devenus producteurs de polars « hard boiled » après avoir fait fortune de manière douteuse (leur père était « bootlegger » durant la Prohibition.) Le scénario, d’abord écrit par MacKinlay Kantor d’après son propre roman fut jugé – à raison – imparfait, trop long et guère cinématographique par les trois frères qui en confièrent la réécriture à Dalton Trumbo, talentueux scénariste dont la carrière venait d’être brisée par le Maccarthysme et dont le nom ne put apparaître au générique. Trumbo apporte au récit sa rigueur et sa vitesse, indiquant dès le scénario certaines scènes qui vaudront au film sa célébrité, comme ce fabuleux plan séquence de plus de trois minutes où la caméra ne quitte pas la banquette arrière de la voiture du couple qui arrive dans une ville pour y commettre un hold-up. Ce plan extraordinaire marquera les esprits au point d’être repris en forme d’hommage par plusieurs cinéastes – y compris Joseph H. Lewis dans son film suivant, A Lady Without Passport. Citons par exemple Jean-Claude Brisseau dans Les Savates du bon dieu et Harmony Korine dans Spring Breakers.

Quand au couple vedette et amoral, il détonne encore aujourd’hui par son anticonformisme. Loin des personnages de gangsters virils John Dall interprète un Bart fragile, incapable de tirer pour tuer malgré sa dextérité dans le maniement des armes, antihéros dont la virginité est subtilement sous-entendue, tandis que Peggy Cumming compose un personnage de garce animale et sans foi ni loi, obsédée par l’argent et le plaisir enfantin de la transgression jusqu’au meurtre, aux antipodes des femmes fatales sophistiquées du film noir hollywoodien.
Victime de la concurrence déloyale d’autres films, du scepticisme de la presse et d’un retitrage idiot (« Deadly Is the Female ») Gun Crazy fut paradoxalement le seul échec commercial des frères King, entrepreneurs avisés, malins en affaires et en publicité. Mais Gun Crazy demeure leur grand titre de gloire (posthume) et leur permet de briller à tout jamais, ainsi que tout ceux qui participèrent au film, au firmament étoilé de la cinéphilie.

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