Je suis très heureux et honoré d’accueillir au Festival del film Locarno Jean-Claude Brisseau, l’un de mes cinéastes préférés et l’un des plus grands réalisateurs français, avec son admirable nouveau film La Fille de nulle part présenté aujourd’hui en première mondiale dans le Concorso internazionale.
Jean-Claude Brisseau, cinéphile dès l’enfance, est né le 17 juillet 1944 à Paris.
La Vie comme ça est son premier long métrage professionnel, tourné à l’origine pour la télévision. Brisseau, enseignant et cinéaste amateur, avait d’abord tourné un film en super 8, La Croisée des chemins qui avait été remarqué par Pialat et Rohmer. La Vie comme ça, déjà un chef-d’œuvre, fut en 1978 le premier film à montrer la violence et la déshumanisation des grandes cités, avec un réalisme et une cruauté qui ne sont pas sans évoquer Buñuel. Le regard politique de Brisseau sur un sujet qu’il connaît très bien pour l’avoir lui-même vécu se teinte de fantastique et évite le naturalisme pur. Un jeu brutal (thriller métaphysique où il rencontre son acteur fétiche Bruno Cremer) et De bruit et de fureur (qui évoque avec poésie mais sans détour un climat de violence insoutenable dans les banlieues) l’imposent comme l’une des révélations majeures du cinéma français des années 80
Noce blanche, malgré la gravité des thèmes abordés et l’exigence sans concession de la mise en scène de Brisseau, obtint un immense succès commercial en 1989, en grande partie grâce à Vanessa Paradis, alors considérée comme une petite chanteuse idiote et qui se révéla sous la direction de Brisseau une excellente actrice de cinématographe. Noce blanche, histoire d’un amour impossible, propose comme tous les autres films de Brisseau une interrogation philosophique sur le sens de la vie, en émotions et en actes. Un prof de philo guetté par l’ennui et la solitude, malgré sa réussite professionnelle et sentimentale, tombe sous le charme d’une jeune lycéenne brillante mais en situation d’échec scolaire en raison d’une existence désordonnée et d’un passé mystérieux. Elle représente son double apparu sous la forme d’un ange exterminateur, et il va passer à côté de la chance que lui offre le Destin, par peur.
Réalisé après le triomphe de Noce blanche, Céline (1992) avec Isabelle Pasco et Lisa Hérédia est un autre film magnifique de Brisseau qui aborde des questions métaphysiques et philosophiques à travers l’histoire d’une jeune fille suicidaire qui revient à la vie grâce à la méditation transcendantale et au yoga. L’Ange noir (1994) avec une surprenante Sylvie Vartan est le grand film maudit de Brisseau, incompris en son temps, qui apparaît aujourd’hui comme un sublime mélodrame post hollywoodien, où s’affirme la vision tourmentée du cinéaste de l’amour, du désir et de la corruption. Le film s’inspire librement de La Lettre de William Wyler (1940) et mêle à une critique implacable du monde du pouvoir et de l’argent les fantasmes cinéphiliques et érotiques d’un cinéaste qui sera de plus en plus hanté par son obsession de la jouissance féminine et des rapports entre sexe, mysticisme et lutte des classes.
Les Savates du bon dieu (2000) est une sorte de poème élégiaque sur la recherche de l’absolu. Le film procède d’un audacieux mélange des genres que tentera également le cinéaste sur ses films suivants, Choses secrètes et Les Anges exterminateurs. Mélodrame, enquête sociale, polar, thriller érotique…
Dans une cité de province, un mécanicien amoureux fou de sa femme est quitté par cette dernière qui rêve de luxe et de richesse. Commence alors une poursuite effrénée dans laquelle il entraîne son amie d’enfance, secrètement éprise de lui. Les deux jeune gens commettent plusieurs braquages, croisent sur leur chemin un griot africain, traversent les différentes strates de la France, de la petite délinquance sordide à la bourgeoisie clinquante et corruptrice. Jean-Claude Brisseau, à l’écart des modes et des discours dominants, poursuit une œuvre magnifique. Les Savates du bon dieu, condensé des obsessions et des convictions qui fondent le cinéma de Brisseau, est son titre le plus exalté, un mélodrame au lyrisme torrentiel qui charrie des idées et des sentiments plus grand que la vie. Le film sublime ses jeunes actrices par une image sensuelle et fantasmatique, ose confronter l’esthétisme de la série B (un plan cite Gun Crazy de Joseph Lewis, d’autres évoquent Nicholas Ray) ou du roman-photo à une critique marxiste de la société.
Les Savates du bon dieu embrasse d’un même et sublime élan la société française, le cinéma et l’amour fou.
Jean-Claude Brisseau s’est souvent attaqué aux tabous.
Dans La Vie comme ça, il parlait de la vie dans les banlieues, dans De bruit et de fureur, il s’est intéressé à la délinquance.
Dans ses trois films suivants (Choses secrètes, Les Anges exterminateurs, A l’aventure), il a pris le risque de s’approcher du plus grands des tabous : le sexe.
Choses secrètes, l’un de ses plus beaux films, montre comment deux jeunes filles jouent de leurs charmes comme d’une arme pour pénétrer les hautes sphères de la société et du pouvoir, dans un jeu dangereux qui se retournera contre elles.
Avec Les Anges exterminateurs (2006) il plonge dans les mystères du désir et du plaisir féminin, vécus comme une forme de mysticisme, non pas comme un provocateur mais comme un explorateur et un expérimentateur, avec la complicité de ses magnifiques jeunes comédiennes, en procédant à une audacieuse mise en abîme et un jeu de miroirs (le film met en scène un cinéaste pris au piège de son propre dispositif.)
Le nouveau long métrage de Jean-Claude Brisseau, La Fille de nulle part, est un émouvant retour aux sources. Le film est autoproduit, interprété par Brisseau, et essentiellement tourné dans son propre appartement, un peu à la manière des films amateurs de ses débuts, et le numérique (employé pour la première fois par Brisseau) remplace le super 8. Le film fait penser à ces œuvres de cinéastes qui n’ont plus rien à prouver mais ont toujours soif d’expérimentations, comme le récent Twixt de Francis Ford Coppola. Le confinement du sujet (la relation platonique entre un vieux professeur et une jeune fille sauvage) et la modestie des moyens apparaissent, davantage qu’un aveu de résignation, comme une authentique démonstration de résistance politique et économique, un véritable manifeste de cinéma guérilla. Car tournage léger et micro budget ne signifient pas amateurisme sous la direction d’un cinéaste obsédé par le style et la forme. Chez Brisseau tout est question de mise en scène, et La Fille de nulle part est une véritable leçon de cinéma, symptomatique de la fidélité de Brisseau à certains préceptes esthétiques de la Nouvelle Vague mais aussi du cinéma américain classique (surtout Hitchcock). Si l’on retrouve les préoccupations mystiques et morales du cinéaste, avec de nouveau des incursions du côté du paranormal et du spiritisme, La Fille de nulle part s’enrichit d’une surprenante dimension émotionnelle qui le fait échapper à un simple exposé théorique. Avec le portrait de cet homme vieillissant, misanthrope et idéaliste, Brisseau se livre à une étrange confession intime, sacrifiant pour la première fois à l’autobiographie, sans renoncer à sa passion pour le romanesque.
Sa propre interprétation est touchante, et il confirme sa réputation magistrale de directeur d’actrice, obtenant des merveilles de Virginie Legeay, ancienne étudiante du département scénario de La fémis qui ne se destinait pas au métier de comédienne (malgré un petit rôle dans Les Anges exterminateurs.)
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