Olivier Père

La Poison de Sacha Guitry

J’ai découvert Sacha Guitry et vu presque tous ses films lors de la rétrospective à la Cinémathèque française qui suivait celle organisée par le Festival del film Locarno en 1993, accompagnée d’un livre qui fait toujours référence : Sacha Guitry, cinéaste aux Editions Yellow Now, sous la direction du regretté Philippe Arnaud, ami disparu trop tôt. Quelle révélation, et quel plaisir de se plonger sans retenue dans l’univers d’un homme qui fut un prince du théâtre mais dont l’œuvre cinématographique tutoie celle des plus grands du cinéma français (Renoir, Gance, Pagnol) tout en étant absolument unique.

La Poison (1951) est l’un des titres les plus sombres de Sacha Guitry, qui inaugure avec ce film une série de comédies judiciaires et immorales d’une grande noirceur (La Vie d’un honnête homme, Assassins et voleurs, Les trois font la paire), dans lesquelles le cinéaste dresse un portrait sans concession et peu flatteur de la société française, comparable aux films contemporains de Fritz Lang aux États-Unis. Dans La Poison, Guitry règle ses comptes avec une France rance et veule impatiente de tourner la page la moins glorieuse de son histoire. L’épisode annexe au cours duquel le curé du village est scandalisé par la visite d’un groupe de commerçants qui souhaite organiser un faux miracle autour d’une enfant attardée, à des fins publicitaires, est révélateur de cette démarche à la fois vacharde et terriblement lucide. Dans le générique parlé, superbe invention de Guitry qui présente à la caméra chaque membre de l’équipe artistique et technique de son film en leur adressant au passage d’onctueux compliments, Guitry ne manque pas de préciser que le décor de la prison « a été fait selon mes indications… et je vous jure qu’il est exact », allusion à l’emprisonnement dont il fut victime à la Libération. Mais La Poison marque surtout la rencontre miraculeuse entre Guitry et Michel Simon, qui donne sa plus géniale interprétation depuis les chefs-d’œuvre d’avant-guerre de Vigo et Renoir. C’est la première fois que l’auteur délègue le rôle principal de ses films à un autre que lui, et il choisit précisément le seul comédien capable de le surpasser en monstruosité et en virtuosité. Michel Simon est Paul Braconnier (« entre le moment où vous cessez d’être vous-mêmes et celui où vous jouez votre rôle, il est impossible de voir la soudure », déclare Guitry dans l’éloge qu’il lit au comédien en exergue du film), un horticulteur qui ne supporte plus son épouse, une horrible mégère. L’interview radiophonique d’un célèbre avocat va lui suggérer la meilleure solution pour mettre un terme à son enfer conjugal : le meurtre, à ne surtout pas confondre avec l’assassinat ! Satire des médias, de la justice spectacle, invention folle des dialogues et des situations, faux théâtre et vrai cinéma : que faut-il de plus pour que la stupéfiante modernité de Guitry éclate enfin ?

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