Olivier Père

Alain Resnais et le Nouveau Roman

Dans la belle exposition consacrée au célèbre photographe italien, « Mario Dondero et le Nouveau Roman – Une saison à Paris », nulle photographie d’Alain Resnais. Pourtant Dondero l’a photographié, même si les documents demeurent introuvables dans les archives. Cet incident anecdotique correspond parfaitement à la personnalité de Resnais, réservé, discret voire timide, jusqu’à l’effacement ou la disparition. On se met à rêver à la comparaison avec son ami Chris Marker (avec qui Resnais a cosigné Les statues meurent aussi, documentaire anticolonialiste produit par Présence Africaine), qui pousse la coquetterie et le goût du secret jusqu’à refuser de se faire photographier, sur le modèle d’un Maurice Blanchot du cinéma.

Parmi les auteurs – Resnais préfèrerait le mot « artisan » – du cinéma moderne, Resnais est celui qui a entretenu les liens les plus étroits avec la littérature de son époque. Sous la double influence du surréalisme et de la littérature feuilletonesque – oublions la fausse piste proustienne, écrivain peu fréquenté par Resnais, le cinéaste s’est appliqué à demander à ses écrivains des idées de films, refusant longtemps à adapter des textes préexistants pour motiver un travail fécond et inédit avec quelques auteurs français – ou de langue française – du XXème siècle : Rémo Forlani (Toute la mémoire du monde), Raymond Queneau (Le Chant du styrène), Jean Cayrol (Nuit et Brouillard, Muriel ou le temps d’un retour), Marguerite Duras (Hiroshima mon amour), Alain Robbe-Grillet (L’Année dernière à Marienbad),

Jorge Semprun (La guerre est finie, Stavisky…), Jacques Sternberg (Je t’aime je t’aime) forment une constellation littéraire autour du cinéaste, pour explorer les thèmes de l’imaginaire, de la conscience et de l’inconscient, du temps et du hasard, mais aussi de l’histoire du XXème siècle et de ses désastres humains et moraux (camps de concentration, bombe atomique, guerres coloniales, guerre d’Espagne, torture…) Pour Resnais, il s’agit à chaque nouveau film d’inventer une forme cinématographique inédite qui corresponde à un projet original, dont on puisse attribuer la paternité aussi bien à l’auteur scénariste (Resnais n’écrit jamais rien) qu’au cinéaste, réputé pour son art du montage et de la mise en scène. Cette curiosité formelle et cette ouverture d’esprit ont conduit Resnais à fréquenter les avant-gardes culturelles de son temps et inviter des écrivains – mais aussi des musiciens, des dramaturges, des auteurs de bandes dessinées à nourrir son désir d’exploration et d’expérimentation.

Alain Resnais naît en 1922 à Vannes, dans le Morbihan. Il entre à l’IDHEC à 21 ans dans la section montage. Il réalise des documentaires pendant une dizaine d’années, et en 1956 il obtient le prix Jean-Vigo pour Nuit et Brouillard. En 1959, son premier long métrage de fiction, écrit par Marguerite Duras,

Hiroshima mon amour, connaît un immense retentissement critique et public. On reproche à son film suivant, L’année dernière à Marienbad (photo en tête de texte) écrit par Alain Robbe-Grillet, d’être trop abstrait et apolitique, dans une période – le début des années 60 – qui l’est moins. Cela ne l’empêche pas de rencontrer un grand succès de mode, à l’instar d’A bout de souffle de Godard ou L’avventura d’Antonioni. A la fois voyage mental et jeu intellectuel, le film met en pratique à l’écran les théories du Nouveau Roman dont Robbe-Grillet est l’un des chefs de file. Resnais va frayer avec plusieurs romanciers de ce courant littéraire, publiés aux Editions de Minuit : Robbe-Grillet, Jean Cayrol, mais aussi Marguerite Duras (plus satellitaire, elle publiera surtout chez Gallimard), Jacques Sternberg (auteur de science-fiction dont le premier roman, apprécié par Resnais et Marker, « L’Emploi du temps », a été publié chez Minuit). Il est intéressant de noter qu’au contact de Resnais, bon nombre d’écrivains deviendront cinéastes : Duras, Robbe-Grillet, Cayrol, Semprun.

Le formalisme de Resnais s’accompagne de convictions politiques, même si Resnais répugne à se définir comme un cinéaste engagé. Avec Muriel ou le temps d’un retour (1963) qui traite de la Guerre d’Algérie, La guerre est finie (1966) de l’histoire d’un militant gauchiste et Stavistky… (1974) du scandale financier de la IIIRépublique, Resnais engage plus nettement que d’habitude ses fictions dans l’Histoire et la politique.

Avec Stavisky…, somptueuse reconstitution d’époque retraçant la carrière du célèbre escroc, le cinéaste poursuit sous le vernis d’un cinéma plus commercial (le film est produit et interprété par la vedette Jean-Paul Belmondo) son exploration onirique de la mémoire et de l’Histoire contemporaine. Pour la dernière fois.

Pour de nombreux cinéphiles, Resnais est l’un des piliers du cinéma moderne européen, celui qui fit entrer l’art du XXème siècle dans l’ère du soupçon et du désastre, aux côtés de Rossellini et de Bergman, en osant se confronter aux camps et à Hiroshima. Son importance historique, son caractère sérieux et intellectuel ne doivent pourtant pas faire oublier la dimension ludique de l’œuvre de Resnais, dont chaque nouveau titre est un jeu avec le récit, la temporalité et les différents éléments sonores et visuels qui composent un film.

Dans les années 70, les films de Resnais poursuivent un chemin unique et inattendu, loin du cinéma d’auteur de l’époque, restant fidèles aux racines culturelles et aux passions du cinéaste : le surréalisme, la bande dessinée, la littérature populaire, le fantastique anglo-saxon, le cinéma français des années 20 et 30, le théâtre de boulevard (Resnais vénère Guitry et adaptera Bernstein au milieu des années 80).

C’est ainsi que Providence, œuvre anglophone écrit par le romancier et scénariste britannique David Mercer, garde en mémoire des projets inaboutis de Resnais d’adaptations des aventures d’Harry Dickson de Jean Ray et des nouvelles de Lovecraft. Le scénario déstructuré, onirique et aléatoire de Providence, la mise en abyme du récit qui met en scène un écrivain vieillissant imaginant un dernier roman, revisitant son existence et manipulant ses fils comme des marionnettes n’est pas sans connivence avec les expérimentations narratives des auteurs du Nouveau Roman et de films précédents de Resnais comme L’Année dernière à Marienbad et Je t’aime je t’aime.

Mon oncle d’Amérique, première des trois collaborations avec le scénariste de la Nouvelle Vague Jean Gruault est l’une des plus grandes réussites du cinéma d’Alain Resnais, qui délaisse la compagnie des écrivains pour puiser son inspiration dans l’imaginaire des savants.

Le film suit les itinéraires professionnels et amoureux de trois personnages, un ambitieux intellectuel, une actrice et un directeur technique, tous nés en Bretagne (comme Resnais) mais de milieux différents, confrontés aux théories du professeur Henri Laborit sur le comportement des rats.

Le film est né de la rencontre entre Resnais et les théories du professeur Henri Laborit sur le cerveau et le comportement humains, et aussi la mémoire, sujets de recherches qui ne pouvaient qu’intéresser le cinéaste de Hiroshima mon amour. Au-delà des spéculations scientifiques que le film illustre, Mon oncle d’Amérique est une radioscopie de la France, une analyse des symptômes du « mal-être » et de l’angoisse sociale, des troubles psychosomatiques qui frappent ses personnages à la poursuite de leurs rêves (ils s’identifient depuis l’enfance à des vedettes du cinéma français populaire : Darrieux, Gabin ou Jean Marais) et qui se cognent à la réalité. Comme toujours chez Resnais, le film est un curieux mélange d’avant-garde et de théâtre vieillot, de romanesque et d’expérimentation. Il ne s’agit pas d’appliquer sur le scénario une « grille » scientifique, mais de mêler dans un film de fiction deux différents types de récit, le romanesque constitué par les destins croisés de deux hommes et une femme et le scientifique sous la forme d’exposés de Laborit. Resnais se soucie à la fois de didactisme et de formalisme. Il est important que son film apporte des réponses sur la vie en général, mais ces investigations sociologiques et psychologiques s’accompagnent d’un travail complexe sur la construction narrative, qui passe essentiellement par le montage. Il s’établit alors dans ce véritable « film laboratoire » un jeu de correspondances musicales entre l’histoire inventée par Resnais et son scénariste Jean Gruault, volontairement proches du théâtre de boulevard, et les idées contestées de Laborit. Le savant transformé en conteur accepta la règle du jeu de Resnais en ignorant tout de l’histoire de Mon Oncle d’Amérique au moment du tournage.

Après Mon oncle d’Amérique, « une sorte de documentaire plaqué sur la fiction (et vice versa) » selon la formule de Resnais, le décalage d’accentue entre la perception moderniste qu’ont le public et la critique du cinéaste, et ses désirs qui le portent à filmer des utopies de la Belle Epoque (La vie est un roman), un conte métaphysique (L’Amour à mort), ou une adaptation théâtrale d’un auteur méprisé à tort, Henri Bernstein (Mélo).

A partir des années 1990, le cinéaste s’ouvre à de nouvelles collaborations, notamment avec le duo de scénaristes acteurs Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui, et développe un aspect ludique jusqu’alors présent mais discret dans son cinéma, en explorant le théâtre avec le diptyque Smoking/No smoking en 1993, où les comédiens Sabine Azéma et Pierre Arditi jouent chacun cinq rôles, la comédie musicale avec On connaît la chanson ou l’opérette en 2003, avec Pas sur la bouche. A quatre vingt six ans, Alain Resnais reçoit le Lion d’argent de la Mostra de Venise 2006 pour Cœurs.

Cœurs est l’adaptation d’une pièce d’Alan Ayckbourn, dramaturge anglais : Private Fears in Public Places.

Le film reprend la structure des 54 tableaux de la pièce. Ce n’est pas la seule référence au théâtre. Les décors sont désignés comme des décors. Resnais ne cherche pas à les rendre réalistes : ces espaces sont le plus souvent abstraits. Le studio est donc assumé et renforce l’impression de carton-pâte du théâtre. Par ailleurs, les personnages n’arrêtent pas d’entrer et de sortir, d’ouvrir et de refermer des portes, comme dans une certaine tradition théâtrale. D’autres fois, les personnages qui viennent du fond de l’écran (comme des toilettes dans le bar) semblent sortir des coulisses de la scène.

Mais ce caractère factice du décor et des déplacements des comédiens rappelle aussi l’univers du sitcom où des comédiens jouent devant un public des scènes quotidiennes dans un décor qui ne se cache pas comme décor surtout parce qu’il est bon marché. Quand on connaît la passion de Resnais pour la série américaine (c’est un fan de Millenium, série conçue par le créateur de X-Files – il a travaillé avec le compositeur de la série pour Cœurs, Mark Snow -, des Soprano, de The Shield), et quand on sait que Resnais s’est toujours passionné pour les genres populaires (la bande dessinée, par exemple), il n’est pas totalement aberrant de penser qu’il a aussi été inspiré par l’esthétique du sitcom.

Cela nous éloigne du théâtre filmé. Mais surtout, Cœurs est filmé avec les moyens du cinéma : le montage (ces inserts surprenants de tableaux ou de pans de papiers peint), la musique, le hors champ (le personnage joué par Claude Rich, que l’on entend mais qui n’apparaît jamais à l’écran, en écho au personnage de la mère dans Psychose d’Hitchcock). On ne peut donc pas réduire le film à du simple théâtre filmé. Une fois de plus Resnais choisit de faire autre chose – et peut-être l’inverse – que ce qu’il avait déjà fait par le passé (l’expérience Mélo où l’origine théâtrale était exhibée.)

Dans Mon oncle d’Amérique, Resnais filmait deux souris dans une petite boîte de laboratoire. Leur comportement était étudié par Henri Laborit, et renvoyait au comportement des personnages humains du film, dont les actes devenaient une implacable illustration des théories sur le comportement du biologiste. Les personnages de Cœurs sont parfois filmés comme les souris de laboratoire dans une petite boîte (le plan en plongée sur Laura Morante visitant un appartement), mais les cœurs des personnages restent insondables, et ne peuvent pas être réduits à une théorie du comportement. De l’autre côté, la neige qui tombe sans arrêt sur ces mêmes personnages, comme un hiver qui n’en finit jamais, semble les suspendre dans un vide glacé. On peut très bien imaginer que cette toile d’araignée est suspendue dans le vide de l’univers. Dans Je t’aime je t’aime (1968), Alain Resnais racontait l’histoire d’un homme prisonnier d’une boucle temporelle qui lui faisait revivre sans cesse son histoire d’amour malheureuse. C’est une obsession dans tous les films de Resnais : les gens sont prisonniers de la toile d’araignée, d’eux-mêmes, de leur vie.

C’est une angoisse récurrente chez le cinéaste, l’idée que la vie est plate, et que le seul élément dramatique, c’est la mort, au bout… Dans Cœurs, comme dans presque tous les films d’Alain Resnais, les désirs, les intérêts et les passions humaines sont des leurres. Il n’y a que la souffrance qui, elle, est bien réelle. Le rapport entre le côté factice des décors, dont on a déjà parlé, et le côté « plat », ou trivial, c’est selon, des dialogues dits par des personnages filmés souvent en plans rapprochés crée un sentiment de mélancolie très fort. C’est le dérisoire de la vie des êtres qui est ainsi pointé du doigt.

Si le film est à la fois si poignant et si glacé, c’est peut-être parce qu’il donne ce sentiment d’assister au dernier épisode du feuilleton d’un cinéaste qui organise la sortie de ses personnages (ces plans de la fin du film où les personnages s’en vont, quittent la scène) comme un enterrement solennel, sous une  neige devenue cendre.

Les Herbes folles, dernier film en date d’Alain Resnais (le cinéaste achève actuellement la post production de Vous n’avez encore rien vu, une adaptation d’Eurydice de Jean Anouilh) est le film d’un jeune octogénaire, débordant de malice, de fantaisie et de désir, sorte de chef-d’œuvre en liberté où tout le monde – y compris le spectateur – semble grisé par la brillance du travail de Resnais et le plaisir de travailler avec lui. C’est aussi l’adaptation d’un roman de Christian Gailly, « L’Incident » en collaboration avec l’écrivain, proche du courant minimaliste qui comprend également Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint ou Christian Oster. Est-ce un hasard si Gailly a publié toute son œuvre aux Editions de Minuit ? Cette fidélité à la célèbre maison d’édition montre à la fois la constance du cinéma de Resnais – de Robbe-Grillet à Gailly, en pleine possession de ses propres moyens et en totale empathie avec l’œuvre d’un autre – et son évolution vers un art de moins en moins intellectuel mais toujours aussi intelligent.

Remerciements à Maud A.

Centro culturale Il Rivellino LDV Locarno

www.ilrivellino.ch

Mario Dondero et le Nouveau Roman. Une saison à Paris

(Du 19 juin au 22 octobre 2011, catalogue à paraître).

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