Olivier Père

Locarno 2011 Day 9 : Jean Douchet parle de Vincente Minnelli

Aujourd’hui à 10h table ronde au Forum autour de Vincente Minnelli, réunissant Emmanuel Burdeau (auteur d’un essai sur Vincente Minnelli aux éditions Capricci, publié à l’occasion de la rétrospective à Locarno), Jean Douchet, Joe McElhaney, et le philosophe Jacques Rancière, modérée par Carlo Chatrian. Ce sera le point culminant de l’accompagnement critique de cette intégrale Minnelli, dont de nombreux films ont été introduits durant le festival par les personnalités déjà citées mais aussi des cinéphiles, critiques et cinéastes comme Pierre Rissient, Lionel Baier, Luca Guadagnino, Emmanuel Mouret, Freddy Buache…

Lors de la préparation du festival j’avais rencontré Jean Douchet à Paris le 24 juin pour évoquer avec lui ce grand cinéaste qu’il a largement contribué à faire aimer (puisque la critique est « l’art d’aimer ») dans les colonnes des « Cahiers du Cinéma » à la fin des années 50. Voici la retranscription de l’entretien.

« J’ai découvert Minnelli assez tard parce que même si les débuts de son œuvre avaient été bien accueillis en France, il était surtout considéré comme un spécialiste de la comédie musicale et pas sous l’angle du mélodrame. Il était aimé par les « Cahiers du cinéma » mais sans plus, car la comédie musicale n’avait jamais été très défendue par la revue (sauf quand elle était signée Hawks ou Cukor, qui pouvaient le faire plus intelligemment que les autres.) Minnelli c’était joli, bien fait, avec goût, mais il n’était pas considéré comme un auteur. Dans la comédie on le jugeait charmant, et ses mélodrames on n’en parlait pas. A partir de 58, Some Came Running et les grands mélodrames, Les « Cahiers du Cinéma » commencent à s’intéresser à Minnelli, grâce à Jean Domarchi et moi. Je me suis rendu compte que Minnelli apporte la preuve totale et absolue de la primauté de la mise en scène. Le sujet n’est pas dans l’histoire racontée mais dans l’écriture même de la mise en scène. C’est la raison pour laquelle Minnelli a été refusé au début y compris par les critiques des « Cahiers du cinéma » car à leurs yeux Minnelli n’avait pas cette évidence et cette qualité d’intelligence des grands cinéastes comme Hawks. Il est vrai que l’intelligence de Minnelli est purement sensible, sensorielle, affective, et en même temps quand on regarde bien son œuvre c’est un homme qui a un point de vue politique et social sur le monde.
Le grand sujet de Minnelli est que la réalité fait peur, est dangereuse pour l’individu, contrarie ses rêves. Les héros de Minnelli fuient devant le réel, en voulant se construire un réel à soi qui protège de la réalité des autres. Mais plus on s’enferme dans une réalité construite, plus c’est destructeur. Minnelli a inventé un mouvement perpétuel de fuite qui ne peut être en définitive que dangereux. Il n’y a que dans les comédies musicales où la fuite est libératrice.
Les comédies musicales de Minnelli ont été tout de suite acceptées. Elles sont évidentes. Pour le mélodrame, Minnelli a été longtemps moins considéré que Douglas Sirk, dont les mélodrames étaient plus flamboyants, plus allemands. Cela permettait d’instiller de la vérité, de la grandeur ou de la métaphysique chez Sirk alors que cela était violemment refusé à Minnelli. Avec le recul on se rend compte que Minnelli a dérangé toute une structure de pensée sur le cinéma qui avait été le produit des dix premières années des « Cahiers du Cinéma ». Qui était ce cinéaste qui venait dire des choses qui dérangent, d’une manière très novatrice ? Faire que l’univers filmé soit vivant. Minnelli a eu le génie de transformer le décor qui est fixe en organisme vivant, par le jeu des couleurs et la variation constante des textures. Cela devient le sujet du film : de quelle coloration subjective avons-nous besoin ? Les personnages de Minnelli sont toujours à la recherche de leur propre coloration, et c’est magnifique. Cela lui permet de parler de choses très importantes : la folie, la société… Dire de Minnelli que c’est un cinéaste de gauche est absurde, et en même temps c’est tellement vrai. En aucun cas il ne peut défendre l’idéologie américano-hollywoodienne. Les individus ne sont pas du tout protégés, la réussite est ce qu’il y a de pire, tous les personnages sont fragiles et un peu morbides, en tous les cas profondément instables. Dans sa comédie Designing Woman, Minnelli montre que toute réussite est destructrice. Les comédies de Minnelli sont assez acerbes sur la pensée majoritaire et la normalité, le petit-bourgeois américain, comme The Long, Long Trailer. Minnelli travaille l’immobilité comme le sommet de la terreur. Il y a souvent dans ses films des femmes qui apparaissent complètement figées, de peur de ne pas être ce qu’elles doivent paraître. Le monde de Minnelli est un monde violent, d’autant plus violent qu’il a la perversité de nous montrer des choses très douces, très sucrées. Minnelli est comme un microbe qui s’introduit dans la MGM pour tout foutre en l’air tout en donnant l’impression de respecter le contrat. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Minnelli a été détruit quand la MGM s’est arrêtée. Son dernier film A Matter of Time a été totalement massacré par des producteurs indépendants mais il reste très beau, ce qui est étonnant. Sans la puissance des studios, Minnelli n’avait plus à sa disposition l’apparence du bien. Si un cinéaste a incarné la vérité de la politique des auteurs et de la mise en scène, c’est bien Minnelli.

Minnelli a fait onze ou douze comédies musicales, onze ou douze comédies et onze ou douze mélodrames. Il ne s’est pas aventuré dans les autres genres, film noir ou western. Son champ est très réduit. The Clock avait séduit car c’était un film sérieux, avec un scénario intelligent, à la manière de Preston Sturges. Un film mésestimé à l’époque, Undercurrent, revu aujourd’hui est tout à fait remarquable. L’intrigue est un peu celle d’une série noire. Le visage bon cache un individu méchant, le visage méchant cache un individu bon. C’est un sujet qui avait déjà été traité à l’époque dans d’autres films. Le seul inconvénient d’Undercurrent est que son scénario n’est pas parfait. Mais Katharine Hepburn, Robert Taylor (pas loin de la perfection de Party Girl) et Robert Mitchum y sont magnifiques. Le personnage féminin transforme la réalité et fantasme son amant par rapport à son père. La famille est très importante chez Minnelli, comme la base de la société. La quasi totalité des films de Minnelli touche à la famille. Dans Undercurrent il y a un père merveilleux qu’on ne peut pas épouser, donc on épouse personne, mais un homme parvient à remplacer le père et on veut être la femme parfaite pour lui, mais peu à peu le mari ne va pas accepter ce rôle et c’est l’image du frère qui va lui apparaître. Le moment où l’autre homme (Robert Mitchum) apparaît dans le décor moderne de la maison, c’est évident que le décor joue le rôle du rêve où l’héroïne veut être. C’est du pur Minnelli, déjà en 1946 à ses débuts à Hollywood. La relation père fils ou père fille revient dans de nombreux films. Father of the Bride bien sûr mais aussi The Reluctant Debutante que j’adore. Les parents rêvent de ce que doivent devenir leurs enfants et les enfants de ce que doivent être leurs parents. Ce n’est pas toujours directement familial, mais cela peut être une famille rêvée (Meet Me in St. Louis, The Pirate). Le rapport au père ou à la mère est très dominant dans son œuvre, il y a une dimension psychanalytique, non travaillée directement, mais ostensiblement prise en compte dans la facture. On a la facture sans passer par le psychanalyste (rires).
Je suis ravi que le Festival del film Locarno organise l’intégrale des films de Minnelli car c’est un cinéaste que l’on n’a pas encore mis à la place qu’il mérite, me semble-t-il. »

Undercurrent (1946).Katharine Hepburn et Vincente Minnelli sur le tournage de Undercurrent (1946).

The Reluctant Debutante (1958).The Reluctant Debutante (1958).

Jean Douchet. Festival del film Locarno / De Maria 2011Jean Douchet au Festival del film Locarno en 2011

Catégories : Actualités

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