Olivier Père

Salon Kitty de Tinto Brass

Au milieu des années 70 Tinto Brass a l’idée de réaliser une trilogie sur l’obscénité du pouvoir. Il s’attelle d’abord à son projet sur les Borgia. Lorsqu’il envoie son scénario à ses producteurs Ermanno Donati et Giulio Sbarigia, les deux hommes déclinent l’offre – le film ne verra jamais le jour – et lui proposent de mettre en scène Salon Kitty à la place. Nerosubianco et L’urlo avaient ouvert la voie à un érotisme libertaire dans la filmographie de Tinto Brass. L’insuccès de ces deux films incite Brass à accepter en 1975 la commande de Donati et Sbarigia, dotée d’un large potentiel commercial. Salon Kitty est d’abord un roman homonyme de Peter Norden (en France, Espionnage sur l’oreiller), inspiré de faits et de personnages réels. Le roman historique de Norden, journaliste allemand, a été publié pour la première fois en 1970, avant d’être traduit dans plusieurs langues et de devenir un best-seller international.

Brass n’est pas enthousiaste, mais il change d’avis quand il rencontre le scénariste Ennio De Concini (détenteur d’un Oscar du meilleur scénario original pour Divorce à l’italienne de Pietro Germi), avec lequel il travaille sur le script en compagnie de Maria Pia Fusco, journaliste et critique de cinéma qui allait bientôt se spécialiser dans l’écriture de films érotiques (la série des Black Emanuelle de Joe D’Amato). Leur adaptation prend beaucoup de libertés avec le roman original.

 

Salon Kitty pousse jusqu’à une forme extrême et carnavalesque l’ambiguïté de la mode rétro amorcée par des films comme Les Damnés de Visconti, Portier de nuit de Liliana Cavani et Cabaret de Bob Fosse. Il sera même à l’origine du filon le plus contestable du cinéma bis européen, la « nazisploitation ». Brass fétichise les oripeaux du nazisme et décrit un monde cauchemardesque en proie à la folie. Le cinéaste se refuse à la moindre distance avec son sujet et plonge avec le spectateur dans un tourbillon de dépravation et de crime. Salon Kitty associe le nazisme à la paranoïa et à la perversion sexuelle et demeure un film extrêmement choquant en raison du caractère sadique et malsain de ses images, qui brisent les tabous du voyeurisme et de l’exhibitionnisme. Brass y cultive son goût de l’excès et de l’outrance. On retrouve dans Salon Kitty les effets de montage chers au Tinto Brass première période. Dans un enchaînement morbide de séquences au début du film, Brass fait se succéder le culte du corps nazi (des soldats athlétiques nus dans un sauna puis un gymnase), l’horreur des théories raciales (des cadavres exposés dans une morgue), une scène d’orgie nationale-socialiste dans un abattoir au milieu des flaques de sang et des couinements des porcs, puis un banquet de bourgeois opportunistes qui commentent l’ascension politique d’Hitler. Sexe, sang, viande, mort… Dans cette association d’images répugnantes, Brass convoque à la fois Leni Riefenstahl et Sergio Leone, l’expressionnisme et un mauvais goût agressif.

 

La nudité, féminine et masculine, s’est progressivement invitée dans la filmographie de Brass. Elle acquiert dans Salon Kitty une valeur endémique, au même titre que dans Salò ou les 120 Journées de Sodome tourné la même année par Pier Paolo Pasolini, et que dans Caligula, le film suivant de Brass. Brass décrit Salon Kitty dans son autobiographie comme « l’affirmation définitive de sa révolution esthétique ». Fini le temps des essais underground. Voici celui d’un cinéma ouvertement décoratif et fétichiste où l’exploration du passé concède à la direction artistique une place essentielle. Brass s’adjoint les services de Ken Adam, l’un des plus brillants décorateurs de l’histoire du cinéma, célèbre pour sa participation à la série des James Bond et pour avoir collaboré à deux reprises avec Stanley Kubrick (Docteur Folamour, Barry Lyndon). Ken Adam, citoyen britannique d’origine allemande, avait fui le nazisme avec sa famille dans les années 30. Il se souvient de l’appartement de ses parents pour construire le décor de la résidence de Wallenberg, l’officier interprété par Helmut Berger. Ken Adam imagine des décors somptueux, notamment ceux des deux maisons closes du film, la première d’inspiration Art Nouveau, aux formes sinueuses et végétales, la seconde, aménagée par les Nazis, plus proche des lignes épurées, froides et géométriques de l’Art Déco. Pour accentuer la dimension théâtrale de ces décors, Brass opte pour une mise en scène frontale, avec un recours fréquent du zoom – technique qu’il réutilisera dans Caligula. Salon Kitty reproduit également le style pictural de la Nouvelle Objectivité, en cadrant des silhouettes grotesques et grimaçantes dignes des toiles de George Grosz et Otto Dix.

Brass choisit comme chef-costumier Jost Jacob, alors âgé de 18 ans à peine, et qui collaborera par la suite à plusieurs films du réalisateur. Jost Jacob est chargé de dessiner toutes les robes des prostituées de Madame Kitty, ainsi que les tenues hyperboliques de la mère maquerelle, tandis que sont confiés à Ugo Pericoli les uniformes des officiers nazis.

Dans Salon Kitty et Caligula, l’érotisme n’est pas encore l’objet d’une glorification. Ce n’est qu’un moyen pour montrer les aberrations et les horreurs d’un totalitarisme qui bascule dans la démence.

 

Le cinéaste convoque deux vedettes employées par Visconti dans Les Damnés, Helmut Berger et Ingrid Thulin, qu’il plonge dans une orgie de sexe et de violence. Ils sont rejoints par Teresa Ann Savoy, une jeune actrice britannique révélée par Alberto Lattuada dans La bambina et que Brass impose à la production. Dans son autobiographie, Brass ne tarit pas d’éloge sur ses comédiens, en particulier Helmut Berger auquel il pensa immédiatement pour interpréter le rôle de Wallenberg, en raison de son « ambiguïté naturelle ». La distribution internationale du film est complétée par des acteurs et actrices déjà vus chez Brass (Tina Aumont, dans le rôle de l’épouse soumise de Wallenberg) ou que l’on retrouvera trois ans plus tard dans Caligula : John Steiner, Giancarlo Badessi…

 

Considéré par la censure comme un produit de basse exploitation commerciale et accusé de pornographie, Salon Kitty est d’abord totalement interdit en Italie. Lancé dans une nouvelle croisade contre l’hypocrisie des censeurs, Brass devra se résoudre à des coupes pour permettre à son film d’être distribué. Salon Kitty obtiendra un véritable succès de scandale dans plusieurs pays du monde, distribué avec des montages plus ou moins censurés. Brass ne reconnait la paternité de son film que dans sa version intégrale, autrefois projetée lors de séances exceptionnelles. Elle sera bientôt disponible en France dans un combo DVD et blu-ray, accompagné de différents suppléments filmés, d’archives audiovisuelles et d’un livret de 24 pages – ce texte en propose un court extrait.

 

 Sortie le 16 janvier 2024, édité par Sidonis/Calysta dans la collection Tinto Brass.

 

 

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Un commentaire

  1. JICOP dit :

    Souvent réduit à un pornocrate patenté ou un ersatz salace de Fellini , Tinto Brass possède un je ne sais quoi qui le rend différend de ses collègues du cinéma érotique . Une attention à l’esthétisme et à la peinture sociale parfois féroce comme dans  » la clef  » ou  » Monella  » .
    J’ajoute que je considère pour ma part son  » Caligula  » comme un chef d’oeuvre de folie : chef d’oeuvre malade et fou mais chef d’oeuvre quand meme et meme si Tinto a renié son travail . J’attends de voir le extended cut présenté il y a peu à Cannes avec une impatience non feinte . Montage qui devrait peut etre réhabiliter le travail du Milanais .

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