Olivier Père

L’Évangile selon Saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini

La vie de Jésus au cinéma n’aurait engendré qu’une série de croûtes, versant kitsch hollywoodien ou versant catéchisme illustré, si Pier Paolo Pasolini n’avait signé en 1964 un chef-d’œuvre, incarné et poétique, politique sans être sacrilège, qui eût l’audace de plaire à – presque – tout le monde : aux croyants comme aux athées, aux marxistes, aux freudiens… Pasolini, porté tout au long de sa vie par Marx, Freud et le Christ, allait lui aussi mourir martyrisé onze ans plus tard pour avoir dit la vérité dans une société italienne qui n’en demandait pas tant.

Succédant à Accattone, Mamma Roma et à une poignée de courts métrages et documentaires, L’Évangile selon Saint Matthieu (Il vangelo secondo Matteo) marque une étape décisive dans la filmographie de Pier Paolo Pasolini. Cette adaptation des évangiles entérine la rupture avec le néo-réalisme, latente dans les deux premiers films de fiction de Pasolini, et ose aborder de front la question du sacré qui hante le cinéaste-poète dès Accattone.

Pour Pasolini, L’Évangile selon Saint Matthieu devient le film-manifeste de ce cinéma de poésie qu’il a déjà approché dans ses premiers essais. Il évoque un « magma stylistique » à propos de L’Évangile selon Saint Matthieu, qui systématise en effet la profusion de procédés techniques qui dérogent à la fois aux canons du cinéma classique que Pasolini ignore et aux préceptes esthétiques du cinéma moderne né du néo-réalisme rossellinien, que Pasolini entend transcender, ou plutôt transgresser. Ainsi, Pasolini dans L’Évangile selon Saint Matthieu utilise le zoom, le grand angulaire, morcelle les visages en très gros plans, filme de nombreuses scènes caméra à l’épaule à la manière d’un reportage, tourne en Palestine mais aussi dans le sud de l’Italie, puise dans sa discothèque des extraits de Bach, Mozart, Webern, Prokofiev mêlés à des « spirituals » et la « Missa Luba » congolaise. Il rompt avec les principes du son direct et de l’enregistrement brut du réel chers à Renoir et Rossellini en dissociant systématiquement l’image du son, le visage de la voix, en employant des acteurs non-professionnels qu’il fait ensuite doubler par des comédiens. De tels principes étaient déjà présents dans Accattone et Mamma Roma, mais ils sont poussés à leur paroxysme dans L’Évangile selon Saint Matthieu, par l’intensité et la fréquence de leur utilisation.

Pasolini est à la fois l’héritier du néo-réalisme, le témoin-acteur d’un moment-charnière de l’histoire du cinéma (les nouvelles vagues européennes), et un grand iconoclaste. Comme d’autres écrivains devenus comme lui des cinéastes importants (Pagnol, Cocteau, Guitry, Duras), sa marginalité artistique et ses origines littéraires lui procurent une extraordinaire liberté d’invention et une aptitude naturelle à briser les règles de la mise en scène pour en créer de nouvelles, limitées à son usage personnel. Si L’Évangile selon Saint Matthieu fait figure de manifeste esthétique, cela n’implique en aucun cas que Pasolini érige en dogmes des principes qu’il s’empressera de remettre en cause ou d’éradiquer dans ses films suivants, conscient du caractère éphémère et pervers du concept de cinéma de poésie opposé à la prose des productions plus conventionnelles ou commerciales. C’est paradoxalement en filmant la vie du Christ que Pasolini opte pour la forme cinématographique la plus impure. Il n’est certes pas question de blasphème ou de provocation de la part du cinéaste qui respecte scrupuleusement les écritures, mais d’un refus de l’enluminure pieuse et une recherche de la vérité et de la vie dans l’art. Le film s’inscrit dans une continuité davantage picturale que cinématographique. La frontalité du cadre, les personnages placés au centre du plan, figures de style fréquentes chez Pasolini, viennent de certains peintres du trecento, Masaccio ou Giotto, que le cinéaste admirait, et la beauté des « modèles » choisis évoque les icônes byzantines. Certaines scènes de Accattone et Mamma Roma atteignaient déjà une dimension religieuse dans le cheminement christique de ses personnages, qui revivait la passion du Christ dans les bidonvilles de la banlieue romaine, avec ce mélange d’art sacré (peinture, musique) et de trivialité profane. Mais Pasolini brise dans L’Évangile selon Saint Matthieu cette tentation picturale permanente par un noir et blanc aux contrastes violents et une image très mobile qui ne fige qu’accidentellement les corps dans des postures sulpiciennes.

Reste la notion de sacré. Pourquoi Pasolini, intellectuel et artiste communiste, a-t-il souhaiter illustrer les évangiles ? Bien qu’athée, Pasolini considère la foi comme « le prolongement de la poésie ». Il accède à une forme de mysticisme dans la contemplation des hommes et du monde. Son cinéma du sacré diffère de la spiritualité de Rossellini ou des fictions chrétiennes du Fellini première période (La strada, Il bidone, Les Nuits de Cabiria). Pasolini entretient une véritable vénération pour une forme primitive de religion, qu’il tentera de retrouver dans un cinéma lui-même archaïque en mettant en scène des allégories situées dans un passé préhistorique, médiéval ou fantastique. Pasolini choisit de filmer l’évangile de Matthieu, le plus révolutionnaire des évangélistes selon le cinéaste, « parce qu’il est le plus réaliste, le plus proche de la réalité terrienne du monde où le Christ apparaît ». Le marxisme et le mysticisme de Pasolini se rejoignent dans cette nostalgie du catholicisme comme croyance populaire, avec le souvenir d’enfance de la foi fervente de sa mère, d’origine paysanne, opposé à la religiosité hypocrite et bourgeoise de son père. Le cinéaste ira jusqu’à confier le rôle de la mère du Christ à sa propre mère. Si L’Évangile selon Saint Matthieu occupe une place aussi importante dans la vie et l’œuvre de Pasolini, c’est parce que le film revêt une signification à la fois esthétique, politique et autobiographique. Pasolini y concilie le chaos et l’harmonie, la pureté et l’impureté, le sacré et le profane. Mais il parvient également à faire coïncider une vision universelle des évangiles avec son identification intime au Christ.

 

Carlotta propose un coffret Pasolini édité à l’occasion de la célébration centenaire du cinéaste, né le 5 mars 1922 et assassiné le 2 novembre 1975. En plus de L’Évangile selon Saint Matthieu, sont réunis dans ce coffret Accattone, Mamma Roma, La ricotta, Des oiseaux, petits et gros, Œdipe roi, Médée, Enquête sur la sexualité, Carnet de notes pour une Orestie africaine, en versions restaurées et accompagnés de suppléments de qualité.

Nous avons déjà écrit sur Mamma Roma, La ricotta et Médée dans ce blog.

Carlotta avait précédemment édité le coffret de « La trilogie de la vie » réunissant Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et Une Nuits.

Catégories : Actualités

Un commentaire

  1. Victor dit :

    Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre jugement expéditif sur les films inspirés par la vie de Jésus. Récemment, l’exposition du musée d’Orsay sur le peintre James Tissot a remis en lumière le film De la crèche à la croix (1912) de Sydney Olcott qui fut l’un des premiers longs métrages du cinéma (on peut le voir sur YouTube). D’un point de vue esthétique, il s’inspire de la célèbre Vie de Jésus du peintre dont il reprend la narration et certains textes pour les cartons. Surtout, Olcott, , comme auparavant Tissot, se rendra en Terre Sainte pour y tourner son film. On sait que PPP voulait aussi filmer sur lieux mêmes de la vie de Jesus. Ça vaut le coup d’œil à mon avis.

    Par ailleurs, puisque Arte a programmé Le Temps retrouvé de Ruiz, on remarque que Tissot est aussi l’auteur d’un célèbre tableau Le Cercle de la rue Royale, dont une des figures sert de modèle à Proust pour le personnage de Swann.

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