Olivier Père

Queimada de Gillo Pontecorvo

La mode du western italien est contemporaine d’une contestation politique qui s’exprima un peu partout dans le monde. Autour de 1968 apparait un sous-genre rapidement intitulé « western révolutionnaire » qui prend comme théâtre d’actions violentes et d’aventures picaresques la révolution mexicaine, avec beaucoup de fantaisie. Un grand film italien de la même période possède un statut particulier au sein d’une production pléthorique et accorde aux mêmes thèmes que le western révolutionnaire un traitement bien plus sérieux. Il s’agit du film d’un cinéaste marxiste qui se présente non pas comme un western mais comme une fresque historique à grand spectacle, très critique envers le colonialisme et l’impérialisme américain : Queimada, tourné en 1968, sorti en 1969, de Gillo Pontecorvo.

Né en 1919 à Pise, dans une famille de riches intellectuels juifs, engagé dans les mouvements de résistance antifasciste pendant la guerre et membre du Parti Communiste Italien jusqu’à la répression soviétique de l’insurrection de Budapest en 1956, Gillo Pontecorvo connait un immense succès avec La Bataille d’Alger (1966), reconstitution de l’action policière de l’armée française du point du vue des combattants du FLN. Dans la mouvance d’un Costa-Gavras, Pontecorvo allie à l’efficacité dramatique des intentions propagandistes, et choisit un style pseudo-documentaire. Il privilégie le recours à des comédiens non-professionnels tandis que les prises de vues, en décor naturel, produisent un sentiment de réalisme proche du reportage. Longtemps interdit en France, mais primé au Festival de Venise et projeté aux Etats-Unis, le film impressionne de nombreux cinéastes américains qui vont s’en inspirer plus tard dans leur carrière : Francis Ford Coppola, William Friedkin, John Frankenheimer…

Après ce triomphe, Pontecorvo bénéficie des pleins pouvoirs pour son nouveau projet, financé par une société américaine, la United Artists, et produit par Alberto Grimaldi, associé aux westerns de Sergio Leone, Sergio Corbucci et Sergio Sollima mais aussi au Satyricon de Fellini.

Queimada entend expliquer les mécanismes de l’interventionnisme américain et de l’action de la C.I.A. dans les pays d’Amérique latine et au Vietnam, en relatant un coup d’état dans une petite île des Caraïbes, théâtre d’enjeux économiques important pour la Grande-Bretagne. Sur l’île (imaginaire) de Queimada (le film fut presque entièrement tourné à Cartagena, en Colombie), au début du XIXe siècle, les colons se révoltent contre le royaume du Portugal, avec l’aide des esclaves qui espèrent reconquérir le liberté et profiter à leur tour des richesses de l’île, où est exploité la canne à sucre. Aucune île des Antilles n’a jamais été portugaise. L’histoire est une sorte de synthèse entre la révolution haïtienne à Saint-Domingue la France et celle de l’Amérique espagnole plus tard. Dans le scénario original la puissance coloniale était espagnole mais la production dut faire marche arrière en raison des pressions de l’Espagne franquiste. Dans les années 60 de nombreuses productions américaines, anglaises et italiennes étaient tournées dans les décors et le désert d’Almeria en Andalousie, parmi lesquelles les westerns produits par Grimaldi, et il n’était pas question de se montrer trop critique envers l’Espagne et le gouvernement de Franco.

Le film suit les événements selon les points de vue d’un esclave noir et de l’agent secret anglais qui le manipule, ayant pour mission de faire passer l’île dans le domaine économique de l’Angleterre. Pontecorvo demeure fidèle aux techniques et au style de La Bataille d’Alger dans Queimada, mais à une échelle encore supérieure. Avec le même scénariste, Franco Solinas, le cinéaste relate sur plusieurs années la relation entre deux hommes que tout oppose, brosse le portrait d’un mercenaire cynique et offre un récit édifiant qui condamne sans appel la violence politique et économique exercée sur les pays pauvres du sud par les puissances capitalistes occidentales.

Pontecorvo dispose de moyens importants, à la mesure de son ambition. il conserve le style caméra à l’épaule et filme comme des actualités télévisées les scènes de liesse ou de révolte du peuple de Queimada, libéré de son esclavage. Appliquée à un sujet historique, cette technique de mise en scène rappelle La Bataille de Culloden (1964) de Peter Watkins et influencera sans doute, sur le mode du cinéma d’exploitation, Les Négriers de Jacopetti et Prosperi en 1971. La musique de Ennio Morricone, collaborateur essentiel de Pontecorvo depuis La Bataille d’Alger, contribue à rendre le film inoubliable, en mêlant Bach à des musiques inspirées par le folklore caribéen et les cérémonies vaudous.

Si le film rejoint par certains excès carnavalesques certains westerns italiens tournés à la même époque, il se caractérise par son sérieux didactique mêlé à un lyrisme désenchanté.

Et puis il y a Marlon Brando dans le rôle de Sir William Walker. Ce personnage d’espion britannique s’inspire en partie d’un homme ayant existé : son homonyme William Walker, un aventurier américain (1824-1860) qui tenta de s’emparer de différentes régions et États sud-américains en provoquant des soulèvements armés et qui fut fusillé au Honduras en 1860.

La carrière de Brando est alors dans le creux de la vague et son nom est synonyme de désastre commercial pour les studios américains. Il vient de tourner deux films minables en Europe, Candy et La Nuit du lendemain. Brando accepte de tourner dans Queimada, sensible au sujet et aux idées politiques que véhicule le film. Le tournage est houleux et les disputes sont fréquentes entre la star capricieuse et le réalisateur italien. La présence à l’écran de nombreux acteurs non-professionnels et totalement néophytes, comme Evaristo Marquez qui interprète Dolores, le chef des esclaves révoltés, crée des situations difficiles et tendues. Brando est fascinant à l’écran, même si son accent britannique improbable, réemployé dans Le Corrupteur en 1971, participe à l’étrangeté de sa prestation. Il n’est pas interdit de préférer la version intégrale italienne du film, où Brando est doublé, d’abord parce qu’elle est plus longue de plusieurs scènes coupées pour le marché international en raison de leur contenu politique, ensuite parce qu’elle est plus homogène. Si Brando se révéla impossible sur le tournage, comme souvent à cette époque, il affirmera plus tard que Queimada compte parmi ses films et ses interprétations préférés.

Désavoué par la United Artists, qui va saboter sa distribution américaine (sous le titre de Burn), Queimada fut un échec commercial et critique prévisible aux Etats-Unis.  En revanche il connut en Italie une sortie événementielle. Ce ne fut pas suffisant pour rentabiliser le budget du film. Ce fiasco va grever la suite de la carrière de Pontecorvo, qui ne parviendra jamais à trouver les financements d’un projet sur la vie de Jésus et ne tournera plus qu’un seul long métrage, dix ans plus tard, Opération Ogro.

Ce Blu-ray longtemps attendu, édité par Rimini, propose le film dans ses deux versions, internationale et italienne, ainsi qu’un excellent livret informatif.

 

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Un commentaire

  1. Jicop dit :

    Une oeuvre magnifique sublimee par la partition de Morricone et la prestation sobre et ambigue de Brando dans un de ses meilleurs roles .
    Je n’ai jamais vu la version longue .je vais me precipiter sur ce blu-ray .
    Tres bonne anecdote sur le choix avorte de l’Espagne comme puissance colonisatrice; je ne connaissais pas .
    Le scenario de Solinas est d’une grande qualite , relatant parfaitement l’amorce d’une revolution a partir d’un homme du peuple manipule dans ses affects . Decalque parfait des westerns Zapatta ou Tomas Milian ou Gian Maria Volonte incarnaient des peones emportes par le vent de l’histoire malgre eux .
    A signaler que l’histoire de william Walker a fait l’objet d’un autre film  » Walker  » moins reussi , ‘realise par Alex Cox avec Ed Harris dans le role titre .
    En tout cas bravo pour cette presentation fastueuse pour un film qui ne l’est pas moins .

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