Olivier Père

Monte Hellman (1929-2021)

Cinéaste maudit, à la carrière totalement accidentée, Monte Hellman est un cinéaste de la soustraction (personnages sans nom, sans voix, sans visage), voire de la disparition pure et simple. Ses films ressemblent à des fantômes, à des substituts ou à des ébauches. Un sentiment d’inachèvement et de frustration domine. Sur les douze longs métrages qu’il a réalisés entre 1959 et 2010, seulement un connut une brève distribution normale aux États-Unis, les autres étant restés inédits ou directement sortis en vidéo sur le territoire américain. Aucun ne rencontra le moindre succès commercial. Il est décédé le 20 avril 2021, à l’âge de 91 ans.

Monte Hellman fut sans doute le plus étrange et le plus secret des cinéastes américains. Sa réputation dans le monde entier (et dans son propre pays) n’a pourtant jamais dépassé le cercle des cinéphiles et de certaines cinéastes qui l’appréciaient beaucoup, comme Sam Peckinpah, Quentin Tarantino ou Jean-François Stévenin. Monte Hellman est né le 12 juillet 1929 à New York. Il appartient à cette promotion de cinéastes cinéphiles des années 60, étudiants plus ou moins libertaires qui firent leurs armes chez Roger Corman en occupant tous les postes sur des bandes très fauchées et en exécutant les basses œuvres de la réécriture ou du remontage de films de science-fiction ou de délinquance juvénile. Le premier film signé par Monte Hellman est The Beast from the Haunted Cave (1959), une production Corman qui mêle une histoire de gangsters et de monstre cavernicole, sous l’influence inattendue d’En attendant Godot de Samuel Beckett. Le résultat est bizarre et on peut déjà y distinguer, avec pas mal d’indulgence, l’originalité du jeune cinéaste. Cinq ans plus tard, Hellman met en scène deux petits films de guerre et d’aventure aux Philippines avec son ami Jack Nicholson, à la fois acteur et co-auteur : Back Door to Hell et Flight to Fury. Le duo a ensuite un projet beaucoup plus ambitieux de film intimiste sur le modèle des nouvelles vagues européennes, mais Corman trouve le sujet (l’avortement) trop risqué commercialement. Il leur propose de faire un western à la place, et pourquoi pas deux westerns (à condition d’utiliser le même budget, pingrerie légendaire oblige.) C’est ainsi que naîtront The Shooting et L’Ouragan de la vengeance, tournés dans le désert de l’Utah, et qui marquent la véritable naissance de l’œuvre de Monte Hellman. Les deux films ont pour thème commun la violence, déjà traité dans plusieurs chefs-d’œuvre du genre signés Anthony Mann ou Samuel Fuller, mais la forme adoptée par Hellman est profondément révolutionnaire. The Shooting est un essai métaphysique sur la mort, dans lequel des personnages avancent inexorablement vers leur destin, longtemps mystérieux et imprévisible, et qui prend dans les ultimes images une tournure absurde. Longue traversée allégorique du désert (certains plans évoquent La Cicatrice intérieure ou Gerry), récit minimaliste (une poignée d’acteurs et de chevaux, la nature comme seul décor), The Shooting surprend également par une utilisation expérimentale de la musique et du ralenti (ou plutôt de la décomposition de l’image) dans sa dernière séquence. Hellman invente le western critique, et se distingue des relectures maniéristes, baroques ou psychanalytiques proposées à la même époque par Sergio Leone, Sam Peckinpah ou Arthur Penn. Il n’y a chez Hellman aucune volonté de démystification, parodique ou politique. Au contraire, Hellman substitue aux mythes positifs du western hollywoodien (la conquête de l’Ouest, les nouvelles frontières, l’aventure) d’autres mythes, plus proches des concepts philosophiques, tels que la mort, le néant, l’inquiétude et la confusion. Ces concepts seront à nouveau illustrés dans L’Ouragan de la vengeance, sur un canevas plus classique. Ce titre est sans doute moins radical dans sa forme que The Shooting, mais il distille la même impression d’intellectualisme attaché à un profond sentiment de concrétion. Hellman et son scénariste Nicholson font des recherches sur les us et coutumes des cow-boys, s’inquiètent de la véracité du moindre geste ou vêtement, poussent le souci du réalisme jusqu’à écrire les dialogues dans la langue de l’époque, ce qui ajoute à la dissonance du film. Cette histoire de deux hommes pris par erreur pour des bandits et traqués par des vigiles confirme le goût de Monte Hellman pour les situations absurdes et révèle un sens très pessimiste de la fatalité. Acculé par ses poursuivants, un des cow-boys tuera un homme et deviendra ainsi le hors-la-loi avec lequel il avait été confondu. Ces deux westerns ne rencontrent aucun succès public, mais impressionnent la critique internationale. La carrière de Monte Hellman semble lancée. La contre-culture est à la mode. C’est l’époque où les studios, en perte de vitesse et déboussolés par les attentes d’un public jeune et libertaire décident de faire confiance à de nouveaux auteurs, et à leur confier des projets ambitieux ou personnels. L’immense succès de Easy Rider de Dennis Hopper invite les patrons hollywoodiens à faire confiance à ces rebelles opportunistes mais parfois extrêmement doués (Coppola, Scorsese, De Palma, Friedkin.) Lorsque la Universal lui donne carte blanche pour réaliser Macadam à deux voies, une histoire de courses de voitures trafiquées, Hellman propose à l’écrivain Rudolph Wurlitzer de réécrire le scénario. Il tourne le film dans l’ordre chronologique, et les comédiens ne savent pas ce qui les attend le lendemain. Cette méthode a vite fait de profondément les déstabiliser, d’autant plus que ce sont des non professionnels empruntés à la scène rock (James Taylor, Dennis Wilson le batteur des Beach Boys), à l’exception du grand Warren Oates, comédien fétiche de Monte Hellman et Sam Peckinpah. Macadam à deux voies est un road-movie existentiel dans lequel un chauffeur et son mécanicien, à bord d’une Chevrolet 1955 customisée, rencontrent une fille sur la route et entrent en rivalité (à propos de la fille, la voiture, la vitesse, la jeunesse, la liberté) avec un autre conducteur, un play-boy plus âgé à bord d’une Pontiac GTO. Macadam à deux voies est le plus beau voyage de l’histoire du cinéma moderne (avec Profession : reporter d’Antonioni, interprété par Jack Nicholson, un hasard ?) C’est aussi le plus désespéré. Les voyageurs n’ont aucune destination ; le trajet n’est pas l’occasion d’une découverte de soi, ni du monde, encore moins des autres. Les protagonistes n’ont pas de nom, désignés par leurs fonctions ou leur rôle (« The Driver », « The Girl », « The Mechanic »). Les deux voitures apparaissent au générique de fin dans la distribution, avec les comédiens. La fille passe indifféremment entre les bras des trois hommes, et d’une voiture à l’autre. Ni fuite, ni quête, le voyage en voiture est ici l’histoire d’un effacement du sens, des affects, jusqu’à une forme de nihilisme absolu qui ne débouche même pas sur la mort (trop romantique) mais sur la disparition, non pas des personnages – toujours au volant – mais du film lui-même, qui soudain se fige et brûle dans une simulation d’accident de projection. Chef-d’œuvre du cinéma américain des années 70, grand (seul ?) titre vraiment radical et sans concession produit dans le système hollywoodien, Macadam à deux voies est un échec sans appel (malgré une réputation instantanée de film génial auprès d’une chapelle de cinéphiles) et compromet gravement la carrière de Monte Hellman. Le cinéaste n’est pas comme Cimino un artiste maudit brisé dans son élan mégalomane, mais un auteur qui n’arrive – presque – plus à faire des films, par malchance et inadaptation. Entre 1971 et 2010, Monte Hellman n’a tourné que cinq films. Et vingt ans séparent ses deux derniers longs métrages. Cockfighter (un des plus beaux rôles de Warren Oates) est bradé par Corman qui le trouve anti-commercial, Liberty 9 China 37 est un western Italien passé inaperçu (avec Fabio Testi, Jenny Agutter, Warren Oates et Sam Peckinpah), Iguana un nouveau film génial et maudit, histoire de piraterie et de sexe tourné au Portugal, entre Stevenson et Sade, passé inaperçu lui aussi, enfin la deuxième suite d’un film d’horreur de série Z, sorti directement en vidéo, Silent Night Deadly Night 3, connu également sous le titre Better Watch Out !, plutôt oubliable, en 1989. Faute de mener à bien ses projets personnels, il se cantonne depuis les années 70 à des activités indignes ou en dessous de son talent, souvent dans l’anonymat. Peu d’auteurs ont dû comme lui accepter des tâches purement alimentaires. Il se fait virer d’une production Hammer décadente tournée à Hong Kong (Shatter), est remplacé par John Huston sur le projet Fat City, monte et termine Avalanche Express de Mark Robson à la mort du cinéaste. La même situation se reproduit avec The Greatest de Tom Gries, décédé avant la fin du tournage. Sam Peckinpah lui demande de refaire le montage de Tueur d’élite. Hellman est réalisateur de seconde équipe (non crédité) de Robocop, producteur exécutif de Reservoir Dogs (qu’il devait, à l’origine, mettre en scène.) En 2005 à Cannes, Monte Hellman venait présenter la copie neuve de Macadam à deux voies, pour rendre hommage à son ami Sam Peckinpah à la projection d’une copie neuve de Coups de feu dans la sierra que nous avions organisé à la Quinzaine des réalisateurs, en gardait l’espoir de tourner un jour un nouveau film d’horreur qu’il ne fera jamais. Il réalise en revanche un court métrage Stanley’s Girlfriend, inspiré d’un épisode de la vie de Stanley Kubrick et qui sort en DVD dans un film à sketches collectif Trapped Ashes (2006) qui ne connaît aucun succès. Il faudra attendre 2010 pour qu’Hellman parvienne à réaliser Road to Nowhere sélectionné en compétition à la Mostra de Venise. Il y recevait un Lion d’or spécial qui semblait récompenser l’ensemble de son œuvre, trop longtemps occultée, davantage que ce nouveau film.

Road to Nowhere, sorte de Mulholland Drive zen réalisé par un émule d’Alain Robbe-Grillet, entre « home movie » et film noir, est une sombre histoire de meurtre et de machination mettant en scène un cinéaste (double de M.H.), son équipe, son actrice et quelques personnages louches. Hellman revisite le thème du film dans le film, livre quelques considérations personnelles sur le cinéma et rappelle comme le Wenders de L’État des choses que « to shoot », c’est à la fois « filmer » et « tuer ». The Shooting était d’ailleurs le titre d’un de ses premiers films. L’appareil photo Canon 5D Mark II que tend le cinéaste dans le film comme une arme est celui qui a été utilisé pour le tournage de Road to Nowhere. Ce film déconcertant échoua à rencontrer son public. Il apporta une dernière fois la preuve qu’Hellman ne faisait rien comme les autres, indifférent aux modes et aux lois du marché, fidèle à une conception orgueilleuse et solitaire du cinéma.

Des critiques américains ont défini Hellman comme « le secret le mieux gardé d’Hollywood », ou « un auteur européen exilé aux États-Unis ». Il est vrai que le cinéaste cultivait les paradoxes. Grand connaisseur du théâtre et de la littérature européenne (il fut le premier à monter En attendant Godot à Los Angeles au début des années 60), Hellman demeura pourtant profondément américain, comme en témoignait sa passion pour le western et les grands espaces. Si Hellman fut sans doute le plus intellectuel des cinéastes de son pays. Ses films étaient influencés par l’existentialisme et le théâtre de l’absurde, mais aussi le nouveau roman. Il citait Paris nous appartient de Jacques Rivette comme une révélation qui orienta le début de sa carrière. Mais il a toujours travaillé dans des réseaux commerciaux (sa collaboration précoce avec Roger Corman), voire dans des circuits proches du cinéma d’exploitation. Chacun de ses films se rattachait ouvertement au cinéma de genre : le film d’horreur, de guerre ou d’aventure, et Macadam à deux voies a inventé son propre genre, le « road movie existentiel », la même année que Point limite zéro de Richard C. Sarafian et deux ans avant Electra Glide and Blue de James William Guercio. Les films de Monte Hellman proposèrent sans doute les expériences les plus radicales du cinéma américain des années 60 et 70. Il faudra attendre les années 2000 et les films de Gus Van Sant ou Vincent Gallo pour qu’un auteur américain aille aussi loin dans le refus du scénario traditionnel, la crise de l’image action, l’opacité des sentiments et des comportements, la dilatation du temps. Les films de Monte Hellman sont schizophrènes, car ils sont à la fois torturés par l’inquiétude et le doute, symptômes de la modernité cinématographique contaminée par les autres arts et la philosophie, mais s’inscrivent également dans une continuité du cinéma classique américain, sa méfiance envers la psychologie, son romanesque et surtout ses paysages. Monte Hellman fut le fils spirituel de Samuel Beckett et de John Ford. Ses personnages hésitent entre le mutisme et l’anarchisme des héros de séries B de Budd Boetticher, et la névrose antonionienne. Son cinéma est frôlé en permanence par l’abstraction et la théorie, mais son souci du monde vivant et parfois sa sensualité (voir Iguana, son western italien China 9 Liberty 37 ou la beauté de l’actrice Shannyn Sossamon dans Road to Nowhere) le sauvent de la sécheresse et de l’ennui.

 

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