Olivier Père

Seul contre tous de Gaspar Noé

Philippe Nahon est décédé le 19 avril. Acteur atypique, visage familier et néanmoins étrange, « character actor » comme disent les Américains, Philippe Nahon apparut dans plus de deux cents films au cinéma et à la télévision. Il débuta au cinéma avec un petit rôle dans Le Doulos de Jean-Pierre Melville, en 1962. Après une éclipse de dix ans, il se met à hanter les téléfilms, feuilletons et productions commerciales en tous genres. Il lui faudra attendre 1991 pour qu’un jeune cinéaste débutant lui confie le rôle de sa vie, celui d’un boucher incestueux dans Carne (moyen métrage de 40 minutes), puis dans sa suite en version longue, Seul contre tous, sept ans plus tard. Ces deux films lui ouvriront une copieuse deuxième partie de carrière. Devenu une figure incontournable du nouveau cinéma de genre hexagonal, Philippe Nahon tournera sous la direction de Kassovitz, Audiard, Nicloux, Gans, Welz, Aja, Kerven et Délépine, Corneau et même Spielberg.

Carne obtint plusieurs récompenses dont le Prix Très Spécial et le Prix Georges Sadoul. Suscitant des réactions de dégoût ou d’admiration catégoriques, Il révéla la personnalité de Gaspar Noé, dont le cinéma continue aujourd’hui de ne laisser personne indifférent. Il révéla aussi le corps et la voix de Philippe Nahon, enfin filmé en gros plan, au cœur d’un film rouge sang.

Seul contre tous provoque une véritable déflagration lors de sa présentation à la Semaine de la critique du Festival de Cannes en 1998. « Monstrueux » est le qualificatif qui revient le plus souvent sur les lèvres de ceux qui ont vu le film, qu’ils le détestent ou l’adorent. Seul contre tous enregistre la déchéance d’un homme à qui la vie n’a jamais fait de cadeaux. À 40 ans il se retrouve sans rien – pas de travail, de famille, de foyer, d’amis, et sa fille qu’il aime par-dessus tout a été placée dans une institution. Cette odyssée atroce est effectivement une entité filmique sans équivalence dans le cinéma contemporain. L’influence de Taxi Driver, transposé dans la grisaille française, est assumée, mais le style ne ressemble pas à grand-chose de connu. Bloc de haine et de ressentiment envers l’humanité entière – il n’est pas tant question de révolte dans le film de Gaspar Noé que d’un nihilisme profond et absolu -, le boucher au chômage, comme l’antihéros du film de Scorsese, va lui aussi préparer un geste désespéré. Il envisage d’abord un meurtre exemplaire, celui d’un petit patron, soupçonné d’homosexualité de surcroît – « un flingue, voilà la justice des pauvres ! » – puis finira par coucher avec sa fille, sa seule raison de vivre, transgressant le tabou ultime d’une société qu’il méprise. Il est impossible de ne pas penser à Louis-Ferdinand Céline, dans ce tableau sans concession de la solitude, de la misère humaine et du désespoir, ce dégoût de soi et du monde. Traversé de scènes insoutenables, étonnamment cadré et monté, Seul contre tous propose des tableaux en format large, habités par des lieux et des visages sortis de Mort à crédit ou pire, de la vie. Philippe Nahon, impressionnante présence physique, est aussi l’origine d’une logorrhée qui couvre les images du film. Seul contre tous – qui a failli s’appeler Morale ! – ne posséderait que la moitié de sa violence sans une terrifiante voix off, où cet homme sans nom ressasse perpétuellement un torrent d’injures et de colère qui débouche sur un délire verbal hallucinant. « J’avais envie de réaliser un film non civilisé, d’assommer le spectateur et d’aller jusqu’au bout. » (Gaspar Noé). Pari réussi.

Les Cinémas de la Zone et la Cinémathèque française proposent gratuitement Carne et Seul contre tous de Gaspar Noé à partir de mercredi 22 avril à 20h30, et pour dix jours, sur HENRI, la quatrième salle virtuelle de la Cinémathèque.

https://www.cinematheque.fr/henri/

 

 

 

 

 

 

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