Olivier Père

Deep End de Jerzy Skolimowski

Deep End (1970) est sans doute le chef-d’œuvre de Jerzy Skolimowski et l’un des meilleurs films des nouveaux cinémas européens des années 60-70.

Le film est disponible gratuitement sur ARTE.tv, en VOSTF, du 1er au 30 septembre 2019, dans le cadre de l’hommage à la Bavaria, le célèbre studio munichois qui fête ses cent ans. La Bavaria a produit d’innombrables films et téléfilms allemands, mais aussi de nombreuses coproductions avec d’autres pays, délocalisées entièrement ou partiellement dans ses studios. C’est le cas par exemple de L’Ultimatum des trois mercenaires de Robert Aldrich, Enemy de Wolfgang Petersen ou Deep End, dont les scènes à l’intérieur de la piscine furent tournées à Munich.

On a pu dire que les meilleurs films anglais modernes avaient été réalisés par des étrangers : Blow Up d’Antonioni, Répulsion de Polanski et surtout Deep End de Jerzy Skolimowski. En règle générale, les films des grands cinéastes en exil possèdent une qualité d’étrangeté et d’observation qui les rend fascinants. Skolimowski dans Deep End ne quitte presque jamais les locaux d’une piscine publique, mais un coin de rue, une entrée de boîte de nuit et un bout de campagne enneigée suffisent à restituer le Londres de l’époque, beaucoup moins glamour que celui d’Antonioni mais absolument authentique, avec ce mélange de mauvais goût, d’ambiances glauques et de candeur érotique.
Considéré à juste titre comme un des meilleurs films jamais réalisés sur l’état d’adolescence (thème déjà traité dans les premiers films de Skolimowski et son premier long métrage hors de Pologne Le Départ tourné en Belgique avec Jean-Pierre Léaud), Deep End fut longtemps confiné à un culte confidentiel en raison de sa rareté, seulement visible dans de pauvres copies 16mm ou 35mm en mauvais état qui avaient survécu aux outrages du temps depuis le début des années 70, période sinistrée des nouveaux cinémas du monde entier dont la redécouverte est toujours autant d’actualité. Ceux qui avaient eu la chance de le découvrir par hasard en gardaient un souvenir ébloui. Ils n’avaient pas rêvé. La ressortie providentielle de Deep End en apporte la preuve éclatante. Le film enfin restauré avec ses rutilantes couleurs pop venant balafrer la grisaille londonienne est chef-d’œuvre de mélancolie et de cruauté, ancêtre pas si lointain des « teen movies » sensibles signés Gus Van Sant dans son exploration empathique des émois définitifs de l’adolescence.
C’est un film de peintre (ce que le réalisateur deviendra lorsqu’il cessera de mettre en scène pendant dix-sept ans), de poète (ce qu’il avait été avant de faire des films) mais aussi de boxeur (autre activité du cinéaste dans sa jeunesse, qui a maintenu dans tous ses films une violence incisive, une précision du geste et une énergie virile qui n’appartiennent qu’à lui.)
Un jeune garçon timide devient employé dans des bains publics de l’East End londonien. Chargé d’assister les client(e)s, il découvre un univers clos où la promiscuité et la nudité humides des corps sont propices à divers échanges et trafics pas très éloignés de la prostitution. Il s’amourache surtout de sa collègue, une belle fille à la réputation facile qu’il épie et tente maladroitement de séduire. Deep End a l’idée géniale d’inverser les rôles : au garçon de jouer les pucelles effarouchées devant les avances sexuelles des rombières ménopausées, tandis que la fille (Jane Asher, fiancée de Paul McCartney au moment du tournage), cynique et libérée, s’amuse avec les hommes et les envoie balader à la première occasion.
La beauté de porcelaine de John Moulder Brown, petit prince prolo et héros rimbaldien de ce roman d’apprentissage désastreux en vase clos ajoute au charme fou d’un film tour à tour drôle et tragique, où explose l’art de Skolimowski : ce mélange de poésie et de trivialité, d’énergie et de morbidité que l’on a retrouvé intact dans ses derniers opus, le superbe Quatre Nuits avec Anna (film du grand retour au cinéma après dix-sept ans d’absence consacrée à la peinture, dans une retraite improbable à Malibu, et aussi retour à la terre natale polonaise) et le non moins génial Essential Killing en 2011 (encore une histoire de désir vital et de voyage vers la mort).

 

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