Olivier Père

Les Démons de Jess Franco

Grand ressasseur d’histoires, Jess Franco s’est aussi attaqué à l’Histoire par le biais de deux fictions historiques filmées à trois ans d’intervalle, et qui témoignent de l’évolution rapide du style et des préoccupations du cinéaste entre la fin des années 60 et le début des années 70. Sur un sujet et des personnages similaires (l’Inquisition anglaise et les méfaits du juge Jeffreys, traités de manière pour le moins fantaisiste), Franco signe deux films très différents : Le Trône de feu (1970) et Les Démons (1973). Le premier est sans doute un des films les plus « classiques » du cinéaste, qui bénéficie d’un budget confortable. Ces moyens inhabituels pour Franco lui permettent de mettre en scène une bataille avec de nombreux figurants, et de diriger plusieurs vedettes européennes : Christopher Lee, Maria Schell en aveugle, Leo Genn dans un rôle initialement prévu pour Dennis Price), plus les starlettes de l’écurie Harry Alan Towers (Maria Rohm, Margaret Lee) et le complice de la première heure, Howard Vernon, qui fait une apparition brève mais inoubliable dans l’habit seyant du bourreau de service. Franco évite l’académisme par de fréquentes ruptures de ton, notamment des envolées lyriques portées par la musique de Bruno Nicolai, comme une autre réussite de la même période, Sade, les infortunes de la vertu.

 

A peine trois ans plus tard, Franco ne s’embarrasse plus des codes du film historique. Il est aussi passé d’un producteur l’autre. A l’aventurier britannique Harry Alan Towers et ses séries B de luxe succède le Français Robert de Nesle qui connut le succès dans les années 50 et 60 en produisant de nombreux films populaires, parmi lesquels les péplums de Vittorio Cottafavi ou les mélodrames de Maurice Cloche. La décennie suivante, Robert de Nesle limite son ambition à des films érotiques à petit budget, destinées aux salles de quartier dont la programmation s’est adaptée à l’évolution du marché. Avec la libéralisation des mœurs le sexe envahit les écrans, et de Nesle n’hésitera pas à caviarder d’inserts pornographiques certaines de ses productions devenues trop sages après l’apparition des films hardcore en France. De 1970 à 1977 Jess Franco deviendra le cinéaste attitré du Comptoir français de productions cinématographiques (CFPC), la société de Robert de Nesle, avec la frénésie créatrice qu’on lui connait (trois à quatre films par an). Ce sera sans doute la période la plus délirante et surréaliste de l’œuvre de Franco. Les aspirations expérimentales et poétiques du cinéaste vont s’accommoder sans trop de mal aux impératifs commerciaux de son producteur, qui lui laisse toute liberté du moment que ses films contiennent des scènes dénudées. Des films aussi fous que Les expériences érotiques de Frankenstein, Maciste contre la reine des Amazones ou dans une moindre mesure Les Démons, peuvent en témoigner.

Les Démons (également connu sous le titre plus racoleur Les Démons du sexe) cultive un art de l’anachronisme et de la dissonance. Avec Les Démons, Franco passe d’une forme feuilletonesque à une dissolution du récit et des conventions du genre. Les Démons du sexe cultive l’art de l’anachronisme spatio-temporel et de la dissonance. Les costumes Renaissance et les châteaux médiévaux en ruines y côtoient les architectures baroques, la campagne portugaise n’essaie pas de ressembler à l’Angleterre. Les arrière-fonds contemporains soulignent les artifices de la représentation cinématographique, tandis que la musique électronique jazzy et les tam-tams achèvent de souligner l’absence de continuité temporelle comme de cohérence historique. L’histoire est interrompue par de longues scènes érotiques.

Le Trône de feu était un mélange de reconstitution peu scrupuleuse de la réalité historique et de digressions sadiennes tandis que Les Démons tend davantage vers le fantastique – la vengeance d’un sorcière – et le saphisme à cornettes. Les Diables de Ken Russell venait de rencontrer un grand succès et de nombreuses contrefaçons européennes ne tardèrent pas à être produites à tort et à travers. Le véritable lien qui unit les deux films est la passion de Franco pour Sade, qui glisse dans Les Démons des références directes aux histoires de Justine et Juliette (les personnages des deux sœurs aux tempéraments opposées) et prête aux aristocrates des moeurs libertines inspirées par l’écrivain. L’originalité des Démons est aussi – et surtout – de privilégier l’aspect surnaturel de son récit au détriment du discours habituel contre l’obscurantisme religieux et les crimes de l’Inquisition. En effet, les femmes brulées vives ne sont pas d’innocentes victimes de l’Eglise mais de véritables sorcières dont les maléfices réduisent à l’état de squelettes ceux et celles qui les ont condamnées au bûcher.

Malgré un budget ridicule, le film conserve une ambition visuelle et beauté picturale réelles (« des éclairages dignes de Zurbaran » s’enthousiasmait le programme de la Cinémathèque française lors de la première projection du film dans cette noble institution en 1996.)

Les Démons est fameux pour sa scène d’olfaction fessière, ses zooms acrobatiques et le maquillage chargé de Britt Nichols guère crédible dans le rôle d’une jeune fille au couvent. Mais ce serait réduire de manière injuste une incursion originale dans le fantastique à une pauvre pochade. Franco s’amuse mais cela ne l’empêche pas de croire à son film, dont se dégage une étrange atmosphère surréaliste, faite de collages et de collisions. Le réalisateur mélange les époques, et affuble ses personnages de patronymes empruntés à la littérature : Renfield, Lady de Winter… Parmi la troupe habituelle de Franco on retrouve avec toujours autant de plaisir Howard Vernon, cette fois-ci dans un rôle sympathique : un seigneur vivant la tête dans les étoiles, mais dont la passion pour l’astronomie dissimule les activités subversives.

Artus vient d’éditer en blu-ray trois films de Jess Franco de la période Robert de Nesle : Les Démons, La Fille de Dracula et Les expériences érotiques de Frankenstein.

Les Démons de Jess Franco

Les Démons de Jess Franco

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