Ce film d’animation a été exhumé des limbes de l’oubli à la faveur d’une restauration miraculeuse. Invisible sur grand écran depuis près de quarante ans, il avait bénéficié d’une sortie française confidentielle en 1976, sous les titres « La Belladonne de la tristesse » ou « La Sorcière ». Et diffusé en catimini sur ARTE une nuit de 2012… la Cinémathèque française en détient une copie dans ses archives mais elle était rarement projetée. Malgré une sélection officielle en compétition au Festival de Berlin – on félicite au passage le culot des sélectionneurs de l’époque – puis au Festival d’Avoriaz – la même année que Phantom of the Paradise ! – Belladonna passa inaperçu ou suscita l’incompréhension. Le film fut un échec commercial qui entraina la faillite de la société Mushi Production, fondée en 1962 par Osamu Tezuka, maître du manga et de l’animation japonaise (c’est le père d’Astro Boy). Avec Mushi Production, Tezuka voulait expérimenter en toute indépendance des nouvelles approches de l’animation, plus adultes, et des créations originales. C’est au sein de Mushi Production que fut produite la trilogie érotique « Animerama » dont Belladonna est le troisième opus. Cette trilogie marque une date dans l’animation japonaise puisqu’il s’agit des premiers longs métrages d’animation érotiques produits dans ce pays. Ils sont tous les trois signés Eiichi Yamamoto : Les Mille et Une Nuits (1969), Cléopâtre (1970) et enfin Belladonna qui est une adaptation libre de « La Sorcière » de Jules Michelet. Difficile de comparer les films puisque nous n’avons vu que le troisième mais il semblerait que Belladonna soit le plus expérimental et radical de la trilogie, dans sa forme comme dans son propos. Belladonna tient à la fois de l’opéra rock, du manifeste féministe et du film d’horreur psychédélique. La technique d’animation est surprenante puisqu’elle est essentiellement constituée de planches dessinées fixes. Ce sont le montage, des zooms ou des déplacements latéraux dans l’image qui créent le mouvement. Ce partis-pris esthétique accentue la dimension picturale du film, et aussi les effets hypnotiques qu’il provoque, renforcés par une bande son lancinante et une musique rock sous acide. Belladonna est un objet cinématographique hybride qui défie les règles établies de l’animation mais aussi du cinéma en général. On y passe de la figuration à l’abstraction. Des allégories visuelles se substituent soudain aux personnages, par exemple lors de la fameuse et très choquante séquence de viol symbolisée par la pénétration d’une forme palpitante. Les références à l’Art nouveau abondent, en particulier Klimt, Odilon Redon, Egon Schiele et Rops. De manière étonnante, la vision du Moyen-Age français par Yamamoto rejoint parfois celle de Jacques Demy et son Peau d’âne, avec des allusions picturales communes, entre pop art et contre-culture des années 70. De même qu’il a existé au XXème siècle une mode orientaliste en Europe, le Japon a souvent développé une fascination pour l’histoire et la littérature occidentales. Cet intérêt s’exprime dans de nombreux domaines, et ni le manga, ni l’anime n’échapperont à ce goût des artistes japonais pour la culture et les idées venues d’Europe. Si Yamamoto adapte Michelet, c’est certes avec une grande liberté, mais surtout beaucoup d’intelligence par rapport aux thèses de l’essai de l’écrivain français, sa vision romantique et aussi politique de la sorcière. La sorcellerie y est perçue comme une libération non seulement de la femme mais aussi du peuple tout entier, une amorce aux révoltes contre les oppressions terribles des seigneurs médiévaux, comme l’explicite le carton final, une reproduction de « La Liberté guidant le peuple » de Delacroix. Yamamoto ne s’embarrasse pas de correction politique en montrant que l’émancipation de l’héroïne passe par un second viol, commis cette fois-ci par le diable en personne, incarné en phallus.
Il aura fallu attendre 2016 pour assister à la redécouverte, et même la résurrection de cet étrange chef-d’œuvre, cette expérience hallucinogène qui aura vécu un long purgatoire.
Belladonna existe désormais dans un magnifique coffret DVD et blu-ray en version restaurée, avec sa géniale bande originale éditée pour la première fois en France, grâce à l’éditeur Eurozoom qui a également distribué le film en salles.
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