Olivier Père

Cannes 2015 Jour 4 : Pierre Rissient parle de A Touch of Zen et de Insiang (Cannes Classics)

Cinéphile aux multiples activités et infatigable découvreur de talents Pierre Rissient a rapporté de ses voyages en Asie dans les années 70 deux films majeurs qui furent présentés au Festival Cannes (A Touch of Zen en compétition, Insiang à la Quinzaine des Réalisateurs) et constituèrent chacun la première entrée cannoise de leur pays d’origine (Hong Kong/Taiwan pour le film de King Hu, les Philippines pour celui de Lino Brocka) et le début de la curiosité internationale pour le cinéma asiatique.

Pierre Rissient évoque pour nous les circonstances de ces deux rencontres, tandis que Insiang et A Touch of Zen sont de nouveau présentés à Cannes dans de magnifiques copies restaurées, en attendant leur distribution prochaine en salles par Carlotta.

A Touch of Zen de King Hu

« A l’époque – fin des années 60 – ni moi ni personne parmi les cinéphiles n’était destiné à aller voir des films à Hong Kong. En 1969 je connaissais Henry Miller. Un jour l’agent de Miller, Georges Marton qui était un Hongrois de Paris et aussi l’agent de Fritz Lang, Robert Siodmak et d’autres cinéastes qui avaient travaillé à Hollywood dans les années 40 m’appelle et m’informe que Henry Miller souhaite que je voie un film chinois intitulé L’Arche. Il m’explique discrètement que Henry Miller est secrètement – et platoniquement – amoureux de l’actrice chinoise Lisa Lu (dont le nom chinois est Yen Chun Lu) qui vit à Los Angeles. Je vois le film et je l’aime. Je le fais sortir aux 3 Luxembourg et il a un grand succès critique et même un vrai succès public pour un film chinois totalement inconnu. La réalisatrice de L’Arche était Tong Shu Shuen, une héritière de la dynastie Tang exilée à Los Angeles qui était aller tourner son film à Taiwan. Le chef opérateur en était Subatra Mitra qui faisait tous les films de Satyajit Ray à l’époque, recommandé à Tong Shu Shuen par le couple Merchant / Ivory. Le monteur en était Les Blank qui avait fait la même école de cinéma que Tong Shu Shuen aux Etats-Unis.

Elle a fait un deuxième long métrage en 1972 et m’a demandé de la rejoindre à Hong Kong pour l’aider à monter son film. Je n’ai rien pu faire pour sauver le film qui n’était pas réussi. Je vais donc à Hong Kong pour la première fois en juillet août 1973. Je suis émerveillé par la vie grouillante de la ville, ses cinémas aux immenses façades. Je me renseigne sur les films et en découvre quatre en salles qui étaient intéressants : Illicit Love de Li Hanxang, Story of Mother de Song Cunsho, Autumn Execution de Lee Ching et Call Girl de Lung Kong.

Subitement une cinématographie existe en face de moi. On me parle d’un autre cinéaste important, King Hu, mais on n’avait pas accès à ses copies et il se trouvait à ce moment à Paris. On réussit quand même à me montrer en projection privée son dernier film en date The Fate of Lee Khan (L’Auberge du printemps), et je suis absolument sidéré, avec des réserves sur la dernière séquence. Come Drink With Me (L’Hirondelle d’or) qui avait rencontré un très grand succès n’était pas visible car il était bloqué par la Shaw Brothers.

J’ai voulu en savoir plus sur King Hu et la fois suivante où je suis allé à Hong Kong j’ai vu A Touch of Zen d’une façon particulière. Le film avait été un échec considérable à Hong Kong et à Taiwan et chaque exploitant avait coupé dans la copie pour en réduire la durée. Il n’existait plus que des copies d’environ 2h alors que le film durait originellement 3h05. J’ai été émerveillé par ce que j’ai vu. J’ai voulu le faire venir au Festival de Cannes en 1974 mais je n’avais pas conscience que King Hu était en très mauvais terme avec son producteur. J’étais encore jeune et naïf et croyais que le réalisateur avait toujours raison contre le producteur, mais j’ai appris par la suite que c’était beaucoup plus complexe que cela, en général et surtout dans ce cas précis.

Il a fallu attendre 1975 pour pouvoir reconstituer une version complète du film et ajouter le générique que King Hu n’avait jamais monté, car il avait peur que le public soit désorienté.

La première fois que j’ai rencontré King Hu je lui ai dit que je voulais tout faire pour que A Touch of Zen soit connu en Occident et qu’il soit invité à Cannes. Un jour je lui demandé pourquoi il n’y avait pas de générique plus élaboré dans son film et c’est ainsi que nous avons pu réintégrer le générique initialement prévu que nous avons retrouvé dans un laboratoire et qui était éblouissant. C’est comme cela que A Touch of Zen est passé de 3h à 3h05.

Le film n’était sorti qu’à Hong Kong, Taiwan et les Chinatowns de grandes villes aux Etats-Unis, en Australie, en Indonésie… Mais c’était la première fois que l’on découvrait la version complète, et c’est cela qui a convaincu Maurice Bessy le directeur du Festival de Cannes. Il a vu une heure du film avec Gilles Jacob qui était à ce moment-là son assistant et ils ont été emballés.

C’était la première fois qu’un film chinois était montré à Cannes, à ma connaissance.

King Hu avait-il des influences cinématographiques occidentales ?

Au risque de vous surprendre les seuls films dont il parlait comme d’une influence sur Dragon Gate Inn étaient les « James Bond. » Mais pas pour A Touch of Zen, il se défendait même de toute influence occidentale.

Qu’est-ce qui vous avait séduit dans A Touch of Zen ?

La magnificence visuelle, la composition, la dynamique des plans, l’énergie prodigieuse du film, l’imaginaire et l’imagination. La dynamique de A Touch of Zen est à plusieurs niveaux : au niveau du plan, de la structure, de la narration… Ce dont je me suis rendu compte plus tard c’est que A Touch of Zen n’était pas un film de Hong Kong ou de Taiwan mais avant tout un film mandarin. King Hu était imprégné de culture chinoise millénaire.

Le tournage du film a duré près de trois ans…

Il n’était certes pas prévu que le tournage dure aussi longtemps. C’était essentiellement dû à l’exigence et au perfectionnisme de King Hu, et aussi à cause de difficultés technologiques à surmonter. Les dépassements de budget et de temps étaient justifiés et ils ont été suivis par le producteur. »

 

Insiang de Lino Brocka

« En 1974 et en 1977 je suis allé en Australie car je m’intéressais au cinéma muet australien qui dans les années 10 et 20 jusqu’à l’arrivée des circuits américains était extrêmement vivace. J’avais entendu parlé d’un cinéaste Raymond Longford dont l’œuvre a malheureusement presque entièrement disparu dont on disait qu’il avait réalisé des choses intéressantes même avant Griffith.

J’avais aussi découvert une pionnière du cinéma australien Paulette McDonagh qui a fait un très bon film en 1930 The Cheaters probablement inspiré par le Docteur Mabuse de Lang.

Pendant le festival de Sidney en juillet août 1977, un peu désœuvré et désorienté dans la vie, je me suis dis que s’il y avait un cinéaste comme King Hu à Hong Kong, peut-être y en avait-il d’autres de cet acabit dans d’autres pays d’Asie. J’ai donc décidé de faire un périple qui a commencé par l’Indonésie puis Singapour puis la Malaisie, les Philippines et la Corée. J’essayais de voir des films et souvent on me regardait comme un oiseau bizarre.

C’est comme cela que j’ai vu Insiang à Manille et que je l’ai adoré. Le film était déjà sorti et avait été une catastrophe totale. Il avait coulé la société de production de Lino Brocka Cinemanila. Lino avait réalisé en 1974 le plus grand succès philippin de tous les temps Tinimbang ka ngunit kulang (Weighed But Found Wanting). Cela lui avait permis de fonder une société Cinemanila qui a produit certains de ses films et de ses amis. Moins de deux ans après à cause de sa mauvaise gestion et de cinq ou six échecs – Insiang a été le dernier – la société a disparu. Lino a du recommencer sa carrière en acceptant des films de commande. Insiang était financé par une riche investisseuse Ruby Tiong Tan que Lino avait convaincu de produire son film. Deux jours après qu’elle a accepté le tournage commence. Le tournage dure onze jours. Dix-sept jours après la fin du tournage le film est dans les salles ! Le ratio entre la longueur du film terminé et le matériel tourné est de 1,17 ! Quand on voit le film on ne peut pas se douter d’une telle vitesse d’exécution. En plus de ses activités de cinéaste Lino travaillait beaucoup au théâtre et à la télévision. Il avait fait une série dans laquelle il avait déjà mis en scène l’histoire de Insiang et de Bona. Il pouvait tourner aussi vite car il avait un rapport formidable avec ses acteurs – qui appartenait à sa troupe de théâtre – et son directeur de la photographie Conrado Baltazar. Insiang était un film ambitieux comme toutes les productions Cinemanila. Insiang a été le premier film philippin montré à Cannes, à la Quinzaine des Réalisateurs. Ensuite Jaguar et Bayan Ko de Lino Brocka ont été sélectionné en compétition.

Brocka avait-il une culture cinématographique ?

Il avait une boulimie de films. Quand il était petit garçon il voyait beaucoup de films dans son village. Lino racontait que sa première grande admiration cinématographique était Esther Williams. Il s’obligeait à plonger et à garder les yeux ouverts dans l’eau de la rivière pour faire comme elle. Mais ce qui irrigue vraiment son cinéma c’est sans doute son travail au théâtre. On pourrait le comparer à Fassbinder. Quand j’ai vu Insiang pour la première fois en 1977 j’ai pensé à deux cinéastes : Luis Bunuel et Rainer Werner Fassbinder.

Lino était un type prodigieux. Il a une grande responsabilité dans le succès de la révolution qui a provoqué le départ de Marcos. C’est lui qui finançait les défilés de 500 000 personnes avec les cachets qu’il gagnait sur des tournages. Il achetait des hauts parleurs et faisait des discours devant la foule. Malheureusement ses espoirs dans le nouveau gouvernement et la démocratie ont été profondément déçus. »

 

Propos recueillis à Cannes le 13 mai 2015. Remerciements à Pierre Rissient.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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