Cannes Classics permet de découvrir enfin dans de bonnes conditions et sur grand écran un chef-d’œuvre du cinéma contemporain et un grand cinéaste dont l’importance a été trop longtemps occultée auprès des nouvelles générations de cinéphiles en raison de la rareté des copies de ses films, indisponibles et jamais diffusés. La faute en incombe principalement à la pauvreté des conditions de conservation des films du patrimoine aux Philippines. Insiang (1976) de Lino Brocka a enfin été restauré par The Film Foundation pour le World Cinema Project de Martin Scorsese. Il s’agit d’une restauration Cineteca di Bologna/L’Immagine Ritrovata financée par le World Cinema Project de la Film Foundation et le Film Development Council des Philippines. On espère que cette version restaurée de Insiang trouvera bientôt le chemin des salles de cinéma et sera édité en DVD.
Figure incontournable du cinéma philippin, Lino Brocka est mort prématurément à l’âge de 52 ans dans un accident de la route. Aussi talentueux, célèbre et charismatique qu’un Fassbinder en Allemagne ou qu’un Pasolini en Italie, Lino Brocka était hyperactif au théâtre et au cinéma, produisant au sein de sa propre société indépendante des séries B d’auteur capable de toucher les classes populaires et de les sensibiliser à certaines questions sociales et politiques. Ses prises de position contre la loi martiale instaurée par le président Marcos en firent une personnalité médiatique, en même temps qu’une des voix artistiques les plus entendues du pays dans et en dehors de ses frontières. C’est ainsi que Insiang fut le premier film philippin invité en sélection officielle au Festival de Cannes, début d’une reconnaissance internationale pour Brocka et d’une curiosité nouvelle pour les différentes cinématographies d’Asie du Sud-Est.
Reconnaissance d’autant plus méritée que d’après ce que nous connaissons de la carrière de Brocka Insiang est sans doute l’un de ses tous meilleurs films, réussite extraordinaire qui témoigne de l’acuité du regard de Brocka sur son propre pays et son intelligence de cinéaste. Insiang est un mélodrame social se déroulant dans un bidonville de Manille, où vivent les franges les plus pauvres de la population. Insiang est le nom d’une belle jeune femme vivant avec sa mère. Cette dernière entretient une liaison et invite à vivre sous leur toit un amant beaucoup plus jeune qu’elle, Dado. Ce dernier, boucher, voyou et gigolo sans scrupules, ne tarde pas à avoir des vues sur Insiang, amoureuse d’un garçon du quartier. Insiang débute de façon brutale par des plans dans l’abattoir où travaille Dado, avec le sang des bêtes qui éclaboussent l’image. Cet incipit plonge d’emblée le film dans une atmosphère cruelle et violente, mais aussi réaliste avec des prises de vue documentaires. Le film est tourné avec des acteurs professionnels mais dans un vrai bidonville. Après un début installant la vie quotidienne des personnages, le film se concentre sur son trio mère fille amant, et dresse un portrait saisissant de Insiang, jeune femme trop belle dont le visage angélique dissimule une volonté terrible. La violence du monde du travail et des conditions de vie va se déplacer sur la scène des sentiments amoureux, de la passion et de la sensualité. Déterminée à ne pas demeurer une victime dans un milieu machiste où les femmes sont des objets de désir ou des esclaves domestiques, Insiang va échafauder une double vengeance implacable, par personnes interposées, contre les hommes qui l’ont humiliée. Avec une conclusion extraordinaire dans un scène qui réunit la mère et la fille.
Insiang est un très grand film sur les rapports de domination et de perversion, dont les enjeux psychologiques et sociaux ne sont pas si éloignés des meilleurs films de Bunuel et Losey. Le scénariste du film, Mario O’Hara, décédé en 2012, était aussi un réalisateur talentueux (j’avais montré l’un de ses derniers films, Woman of Breakwater en 2003 à la Quinzaine des Réalisateurs, avant que le cinéma philippin ne revienne sur le devant de la scène, à Cannes et ailleurs, avec Brillante Mendoza, Raya Martin et Lav Diaz). Hilda Koronel est inoubliable dans le rôle-titre. Insiang ou la renaissance d’un chef-d’œuvre en tagalog, chose assez rare pour être saluée.
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