Olivier Père

Mort à Venise de Luchino Visconti

ARTE diffuse lundi 18 mai à 20h50 Mort à Venise (Morte a Venezia) de Luchino Visconti, prix du 25ème anniversaire du Festival de Cannes en 1971, pour le film et l’ensemble de l’œuvre de son réalisateur. 1911. Gustav von Aschenbach (Dirk Bogarde, inoubliable), un compositeur allemand en convalescence à Venise est fasciné par un adolescent androgyne croisé au Lido, le Polonais Tadzio, qui passe les vacances au Grand Hôtel des Bains avec sa mère et ses frères et soeurs. Tandis que le choléra se propage dans la cité des Doges, Aschenbach n’a d’yeux que pour le beau Tadzio qu’il observe de loin sans oser lui parler.

Tadzio (Björn Andresen) dans Mort à Venise

Tadzio (Björn Andresen) dans Mort à Venise

Longtemps mésestimé par l’intelligentsia cinéphilique dans la filmographie intimidante de Luchino Visconti, cinéaste trop effrontément génial et supérieur pour déclencher chez la critique un désir de redécouverte et de réévaluation, ce chef-d’œuvre du cinéma mondial mérite pourtant d’être revisité. On s’est un peu trop vite moqué du raffinement extrême, du perfectionnisme délirant, de l’amour excessif du cinéaste pour les costumes et les décors, de son repli assumé dans les ors du passé pour ne pas voir que Mort à Venise, au-delà de la méditation sur l’art, la beauté et la vieillesse qu’il propose, est un essai cinématographique sur le regard et le désir, quasiment dénué d’action. Nous sommes au cœur delà dimension expérimentale du cinéma de Visconti, qui approche ici un équivalent du style sensualiste de Proust à l’écran, à une époque où il travaillait à l’adaptation de A la recherche du temps perdu – projet qu’il devra malheureusement abandonner quelques années plus tard.

Dirk Bogarde dans Mort à Venise

Dirk Bogarde dans Mort à Venise

Avec Mort à Venise, Visconti réussit une admirable méditation décadentiste sur les divergences entre la vie et la création. Dans cette rêverie homosexuelle le zoom optique – soit un mouvement immobile – trouve une utilisation géniale comme expression de la pulsion voyeuriste mais aussi de la mort. Visconti adapte la nouvelle Mort à Venise en y ajoutant des retours en arrière nourris par des extraits d’une autre œuvre de Mann le roman Docteur Faustus. Visconti fait de son protagoniste principal un musicien et non pas un écrivain, glissant ainsi de la figure de Mann à celle de Gustav Mahler, dont l’Adagietto de la Symphonie n°5 est devenu indissociable de la tristesse infinie de Aschenbach et des images sublimes de Mort à Venise.

 

 

 

 

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2 commentaires

  1. derouet dit :

    Une œuvre admirable. En octobre 1952 à Rome, Visconti rencontre Thomas Mann qui lui décrit son œuvre de la manière suivante : « L’histoire est essentiellement une histoire de mort, mort considérée comme une force de séduction et d’immortalité, une histoire sur le désir de la mort. Cependant, le problème qui m’intéressait surtout était celui de l’ambiguïté de l’artiste, la tragédie de la maîtrise de son Art. La passion comme désordre et dégradation était le vrai sujet de ma fiction. Ce que je voulais raconter à l’origine n’avait rien d’homosexuel ; c’était l’histoire du dernier amour de Goethe, à soixante-dix ans, pour une jeune fille de Marienbad : Une histoire méchante, belle, grotesque, dérangeante qui est devenue La Mort à Venise. Thomas Mann fait le récit au Lido de Venise, dans le luxe Belle Époque du Grand Hôtel des Bains, de la passion soudaine et fatale d’un écrivain vieillissant, Gustav Aschenbach pour un jeune adolescent polonais du nom de Tadzio. Ce monde du Lido a été recréé avec minutie. Les modes, les divertissements, les magnifiques costumes révèlent le souci de précision de Visconti.

    Mann avait beaucoup lu Nietzsche celui-ci y distingue, chez les grecs, 2 tendances artistiques. D’une part, la tendance appolinienne, sous l’égide d’Apollon, qui représente un art pur et serein, l’art clair des formes géométriques, toujours maitrisé. Et d’autre part, la tendance dionysiaque, qui découle de Dionysos et relève de l’ivresse des sens : des élans primitifs, une souffrance et un dérèglement non maîtrisé où la nature commande. 
    On retrouve beaucoup d’allusions à la Grèce antique et sa mythologie. Le personnage de Tadzio est le fruit d’un réinvestissement moderne de la figure mythique de Ganymède, le bel adolescent, le berger troyen, auquel se mêlent d’autres figures mythologiques, convoquées par la couleur antique et les rêveries métaphysiques du récit. Ce Ganymède hybride sert de support à une interrogation croisée du désir et de la création artistique.
    Cette rêverie mortuaire sur Venise est donc riche en thèmes profonds et significatifs, réfléchissant à la nature de l’art, de la beauté, de la décadence et de la mort. D’ailleurs ouverture avec le bateau se dirigeant vers Venise peut être interprété comme l’équivalent de la barque de Charon et Venise comme une ile des morts. On va par conséquent retrouver les figures de jeunes gens morts dans la fleur de l’âge dans la mythologie grecque. Ce thème revient avec l’allusion à Eos, déesse de l’aurore,  » la ravisseuse de jeunes gens, qui déroba Kleitos, Céphale, et qui, bravant la jalousie de tous les Olympiens, jouit de l’amour du bel Orion ». Éos était la déesse de l’aurore dans la mythologie grecque, elle est une figure lumineuse et poétique, symbolisant le début du jour et la renaissance quotidienne de la lumière. Éos aimait Tithon, elle s’adresse aux dieux de l’Olympe pour obtenir l’immortalité de son amant, qui lui est accordée. Malheureusement, elle néglige de demander aussi pour lui la jeunesse éternelle, et Tithon devient de plus en plus vieux et desséché ! 
    Dans les scènes sur la plage, le spectacle visuel et sensuel de la  » figure divine  » évoque la légende poétique des âges primitifs et les récits fabuleux des origines de la beauté et de la naissance des dieux. Dans le livre : ce spectacle lui suggérait des représentations mythiques, il était comme l’évocation poétique du commencement des temps, de l’origine de la forme et de la naissance des dieux. 
    C’est aussi à ce moment-là que Gustav change d’apparence, se maquille lourdement et se fait les cheveux foncés. Il crée son masque de jeunesse et de vie. Mais il ne dure pas longtemps. Aschenbach sera bientôt démasqué. Dans la dernière scène, sur la plage, la peinture noire de ses cheveux fond et coule sur son visage, son maquillage blanc s’étale. Même son idole est vaincue. Tadzio, vaincu et humilié lors d’une bagarre avec son ami, partage maintenant le sentiment de solitude avec Gustav, alors qu’il marche seul vers la mer. La dernière image de lui que Gustav voit est celle de Tadzio qui tend la main vers un endroit lointain, peut-être vers le soleil, comme pour inviter Gustav à le suivre. Et il le fait, il suit son « dieu étranger »  comme le dit Thomas Mann.

    Il faut évidemment souligner l’apport musical. 
    La majeure partie de la bande sonore utilise la musique de Gustav Mahler : l’Adagietto de la 5ᵉ Symphonie et la 4e partie de la 3ᵉ Symphonie. L’Adagietto crée l’ambiance principale du film : on l’entend à plusieurs reprises, notamment dans les scènes d’ouverture et de fin. Cet Adagietto d’après Roland de Candé il semble avoir été conçu comme un chant d’amour au charme subtil adressé par Mahler A femme Alma. Le choix de Mahler n’est pas un hasard, bien sûr. Il y a des liens factuels, comme la mort de Mahler qui a inspiré Thomas Mann à écrire sa nouvelle, ainsi que le changement de profession d’Aschenbach d’écrivain à compositeur par Visconti. Mais ce qui me parait le plus important, c’est la musique elle-même. Elle crée l’atmosphère et les sentiments. Et une autre raison : la musique de Mahler est entièrement axée sur la relation, voire la lutte, entre la nature et l’homme. Cette relation atteint peut-être son point culminant au milieu du film, quand Aschenbach, excité par son retour chanceux au Lido et à Tadzio, ressent le besoin de composer. Et la musique qu’il compose est un fragment de la 3ᵉ Symphonie de Mahler. C’est la chanson qui utilise comme paroles le poème de Nietzsche  » Chant de minuit  » extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra. Cependant, dans les symphonies de Mahler, c’est généralement l’homme, le héros qui gagne, et les parties finales sont des célébrations de la vie. Mais elles contiennent aussi des ténèbres. La mort et la renaissance sont le thème qui traverse toute son œuvre. Et plutôt que d’éviter la mort, Mahler passe à plusieurs reprises, dans chacune de ses œuvres, par la mort et la renaissance.

    Pour conclure, le récit de Man et le film de Visconti relèvent d’un autre niveau de compréhension. La mort d’Aschenbach peut être vue en parallèle avec la disparition de la culture qu’il représente. Dans le récit de Mann, Aschenbach est décrit comme un représentant typique de sa génération, de sa culture. Il a plus ou moins réussi à refouler ses sens et ses instincts dans les couches les plus profondes de sa psyché, croyant à tort qu’il pourrait les dominer avec son intellect ou son esprit. On ressent la disparition d’un ordre ancien, d’un mode de vie sont en voie de destruction.
    Le récit de Mann peut sembler déjà être une prémonition de la guerre qui allait éclater 3 ans seulement après. Il y avait une atmosphère de guerre en Europe. Elle est également présente dans le film : lorsque le navire d’Aschenbach entre à Venise, au début du film, des soldats marchent sur le rivage. Nous savons déjà ce que cette guerre et la suivante ont apporté à l’Allemagne, à l’Europe ou au monde. N’oublions pas que ce film fait partie d’une trilogie sur l’Allemagne avec Ludwig et les Damnés. 
    La reconstitution extrêmement soignée, comme d’habitude chez Visconti, donne l’impression qu’il a été tourné avant la guerre de 1914. Travail remarquable du costumier Piero Tosi, Silvana Mangano est superbe, magnifiée par ses tenues. Dirk Bogarde fait est une composition splendide. Après le cinéma muet, puis le cinéma parlant, Visconti réinvente un cinéma silencieux dans lequel chaque plan est un tableau en mouvement. Le début du film offre une ouverture somptueuse sur la lagune façon Turner que vous avez souligné aussi rythmée par musique de Malher. Par la maîtrise du style visuel, de Visconti réussit à créer les idées et les sentiments du livre.

    Sources :
     Les Chefs-d’œuvre Classiques de la musique de Roland de Candé.
    Theophania, l’Esprit de la religion grecque ancienne de Wallter Otto.
    Thomas Mann Numéro HS Magazine Littéraire. 
    Variation sur le mythe de Ganymede dans Mort à Venise de Joanna Rajkumar consultable en ligne.
    https://books.openedition.org/pupo/1783?lang=fr

  2. Olivier Père dit :

    Merci pour votre analyse. Un de mes films préférés.

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