Olivier Père

L’Impitoyable de Edgar G. Ulmer

Dans sa nouvelle collection « perles noires » Sidonis nous permet de découvrir enfin dans de bonnes conditions L’Impitoyable (Ruthless, 1948), film mythique d’un cinéaste qui ne l’est pas moins, Edgar G. Ulmer. Mythique parce que ce titre était rarissime et visible seulement dans de mauvaises copies – je me souviens avoir fait l’acquisition d’une VHS portugaise dans les années 90 – avant sa récente exhumation en DVD, mais sa réputation était excellente auprès des cinéphiles qui parlaient d’un Citizen Kane de série B qui n’avait rien à envier au chef-d’œuvre de Orson Welles. Mythique parce que L’Impitoyable était cité parmi les films les plus importants d’un cinéaste à part, l’extravagant, marginal et pourtant génial Edgar G. Ulmer, connu pour avoir signé des films incroyables pour les studios les plus fauchés de Hollywood, séries plus proches du Z que du B qui recèlent des trésors de poésie et d’intelligence.

L’Impitoyable ne déçoit en rien les attentes et s’impose comme l’un des meilleurs films de Ulmer, loin des bandes fantastiques et excentriques qui firent sa réputation et pourtant parfaitement représentatifs de son art et de son univers, car il existe une vision cohérente qui se détache de l’ensemble de l’œuvre du cinéaste, malgré ses apparences foutraques et disparates.

Les grands films de Ulmer sont des paraboles humanistes marquées par une approche spiritualiste.

Ainsi L’Impitoyable s’ouvre-t-il sur un verset de l’Evangile selon Marc :

« Quel profit en effet aura l’homme d’avoir gagné le monde entier et perdu son âme ? »

L’Impitoyable est une fable sur l’arrivisme et ses conséquences (auto)destructrices. L’un des meilleurs exégètes de Ulmer, Jacques Lourcelles parle de « morality play ». C’est aussi, comme souvent avec Ulmer, un film sur la fatalité, le personnage central de L’Impitoyable étant montré comme un être pathétique, ambitieux pathologique obéissant à des forces obscures qui le dominent et le pousseront à sa perte.

Louis Hayward, Diana Lynn et Zachary Scott dans L'Impitoyable

Louis Hayward, Diana Lynn et Zachary Scott dans L’Impitoyable

Le film suit les destins croisés de deux amis de l’enfance à l’âge adulte. Lors d’une soirée mondaine au cours de laquelle Horace W. Vendig vient de faire une donation de 25 millions à des œuvres de charité (« pour la paix de son âme ou pour échapper aux impôts ? », s’interrogent cyniquement des banquiers présents à la réception) celui qui fut son ami Vic Lambdin présente le richissime homme d’affaires à sa nouvelle compagne. S’ensuit une conversation et une série de flash-back adroitement amenés qui dresse le portrait de Vendig, qui toute sa vie usera de son pouvoir de séduction auprès des femmes pour accéder à toujours plus d’argent et de pouvoir, trahissant ses amis et détruisant ses adversaires… A la virtuosité du récit vient s’ajouter l’élégance de la mise en scène, qui démontre que Ulmer était un excellent cinéaste quand il bénéficiait de moyens confortables, soignant particulièrement la direction artistique et les costumes de son film, description crédible du monde luxueux de la haute finance. L’interprétation est remarquable : les nombreux personnages de cette saga balzacienne existent avec panache le temps d’une ou deux scènes, et Sidney Greenstreet se taille évidemment la part du lion en milliardaire sudiste. Le premier flash back montre une scène de noyade qui révèle dès l’enfance la véritable personnalité de Vendig ; le film se conclura par une scène paroxystique au bord de la mer, confirmant l’importance, symbolique et dramatique de l’élément aquatique dans toute l’œuvre de Ulmer, à l’instar de son maître Friedrich W. Murnau.

 

 

 

 

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4 commentaires

  1. Bertrand Marchal dit :

    Votre blog est une mine de références.
    J’ai donc regardé ce film. J’ai été emballé! Quelle maîtrise à tous les niveaux! Mise en scène ample, points de vue audacieux (beaucoup de plongées qui mettent en évidence le nombre de figurants et la taille des décors, mouvements de caméra en subtil travellings, choix de la distance toujours pertinent). les dialogues sont percutants, les acteurs très investis. Effectivement, Greeenstreet crève l’écran, mais les enfants sont extraordinaires, Burr et sa compagne vivent le temps de 4 minutes de film, les personnages féminins sont bien campés aussi: si le héro se sert d’elles comme d’un marche-pied, elles ont malgré tout du caractère, seulement, elle sont retenues par la morale, des principes de modérations, de dignité qui sont étrangers à Zachary Scott. Parlons de lui, je ne connaissais pas cet acteur! Racé, élégant, le visage plein d’une morgue tranquille, mais qui sait aussi s’animer d’une flamme toujours contenue, mais qu’on devine brûlante. la fin est extraordinaire, où le couple affronte le grand fauve cannibale, au point de se mettre vraiment en danger. Il se passe là quelque chose de fort et de troublant.

    J’avoue que je ne connaissais pas Zachary Scott, et il a fait un film avec Renoir! Sur ma liste, celui-là!

    • Olivier Père dit :

      Oui Ulmer est un réalisateur incroyable qui a travaillé dans les marges d’Hollywood en faisant des miracles avec des budgets de misère. RUTHLESS est peut-être son chef-d’oeuvre (je n’ai pas vu tous ses films) mais je vous conseille aussi ses deux plus célèbres réussites, le film noir DETOUR et l’étonnant « western de chambre » LE BANDIT (NAKED DAWN) avec Arthur Kennedy.

  2. Bertrand Marchal dit :

    Oui, j’ai vu le Bandit; superbe. La scène du bain! ouhou! chaud! Ulmer est aussi un très bon directeur d’acteurs. Je note Détour.

    J’ai vu le Chat Noir aussi, de lui. Il m’a déçu, celui-là. Malgré des idées baroques, il souffre d’un rythme trop distendu et de personnage trop peu dessinés. Il est trop plein d’idées qui sont trop résumées en fait. Et il n’a absolument rien à voir avec Poe..!

  3. Bertrand Marchal dit :

    Vous évoquez la direction artistique d’Ulmer dans Ruthless, et c’est vrai que j’ai été frappé par la richesse des décors, leur grande véracité, toujours adaptés aux personnages qui y évoluent. Entre aisance financière et immense richesse, les décors sont très évocateurs: tout semble solide, important et « vécu ».
    J’en ai été frappé, parce que je venais de voir un film de maison hantée, Notre Vénérée Chérie, où le lieu passe pour être une magnifique demeure antique remplie d’objets de luxe qui doit rendre la protagoniste folle d’envie. Et tout est laid, mal agencé et vraiment miteux.

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