Olivier Père

Les Sentiments : rencontre avec Noémie Lvovsky

ARTE diffuse mercredi 5 novembre à 20h50 Les Sentiments (2002) de Noémie Lvovsky, lauréat du prix Louis-Delluc et récompensé par un large succès public au moment de sa sortie. Avant Camille redouble Noémie Lvovsky racontait l’histoire d’amour et d’amitié de deux couples voisins dans une petite ville de province. Les Sentiments adopte la forme d’une fantaisie musicale et sensuelle, avec notamment l’intervention d’une chorale qui vient commenter l’action à la manière d’un chœur plus excentrique qu’antique. Noémie Lvovsky tourne le dos au naturalisme et stylise à l’extrême décors, costumes, couleurs et dialogues, dans la lignée du Bonheur d’Agnès Varda, des drames chantés de Jacques Demy ou des comédies dépressives d’Alain Resnais. La proximité de la diffusion du film avec le cycle François Truffaut sur ARTE n’est pas totalement fortuite. Revoir Les Sentiments nous avait donné envie d’en parler avec sa réalisatrice.

 

Les Sentiments a souvent été comparé à La Femme d’à côté, mais l’influence d’Alain Resnais est frappante, avec cette idée d’envisager un film comme un laboratoire dans lequel les auteurs se livrent à des expériences visuelles, sonores et narratives autour des personnages et de leurs histoires.

Oui l’influence de Resnais a été très grande, même si elle est peut-être moins consciente que celle de Truffaut. La Femme d’à côté est un film qui compte énormément pour moi. Quand la scénariste Florence Seyvos et moi avons mis en place le dispositif des Sentiments, à savoir un jeune couple récemment marié et un couple plus âgé marié depuis longtemps, voisins, nous ne pouvions pas ne pas penser à La Femme d’à côté mais nous avons décidé de ne pas le revoir pendant la période d’écriture et de préparation. Truffaut m’accompagne depuis toujours et m’a donné envie de faire des films. J’ai rencontré le cinéma de Resnais plus tard. Tous ses derniers films depuis Smoking / No Smoking ont eu une influence secrète sur mon travail. Quand j’écrivais le film je me sentais au bord de la comédie musicale, comme Resnais avec On connaît la chanson, Pas sur la bouche ou Vous n’avez encore rien vu.

Le film est étonnant par son utilisation des couleurs vives : du jaune, du vert mais surtout beaucoup de rouge dans tous les plans…

Le rouge dans le film est la couleur de l’ivresse. Le film parle d’une volonté d’ivresse par le vin pour le personnage joué par Nathalie Baye, de l’ivresse de la sensualité et la sexualité pour le personnage joué par Jean-Pierre Bacri, de la folie d’Edith (interprétée par Isabelle Carré) qui est ivre d’amour et croit qu’elle peut en donner à tout le monde… Mon idéal aurait été de tourner en Technicolor, mais le procédé n’existait déjà plus à l’époque. J’ai donc cherché les couleurs qu’on trouvait dans les films de propagande soviétiques, qui saturaient beaucoup les rouges.

Le film n’est pas un drame sur l’adultère mais parle de l’élan amoureux, avec des vagues de sensualité qui submergent les personnages et s’expriment aussi bien au travers des corps que des mots…

Les idées informes, les impressions, les premières paroles qu’on peut dire à propos d’un projet, cinq ans avant le début du tournage, se retrouvent souvent dans le film. Ce que tu dis aujourd’hui au sujet des Sentiments est très proche de nos premiers échanges Florence Seyvos et moi quand nous avons commencé à penser au film. Nous n’avions pas encore trouvé les personnages, ni le dispositif des deux maisons voisines, ni la chorale. Nous n’avions pas envie de raconter une histoire d’adultère mais nous nous demandions s’il était possible de rester fidèle et d’aimer deux personnes à la fois. La réponse était oui. Le personnage d’Edith croit aimer deux hommes à la fois, Carole (Nathalie Baye) aime son mari d’une manière plus routinière mais elle est aussi amoureuse du vin. Les deux hommes et les deux femmes deviennent amis. Le film montre aussi qu’on peut tomber en amitié comme on tombe en amour.

Le film avance comme une fiction du dérèglement, avec des gags burlesques qui expriment les émotions et le désarroi des protagonistes.

Dès qu’ils entrent en contact les quatre personnages dysfonctionnent à cause des sentiments et du désir qui surgissent dans tous les sens : donc de la peur, et donc de la maladresse.

Peux-tu nous parler de ta rencontre avec Claude Berri qui a produit Les Sentiments ?

Claude Berri était allé voir mon premier film La vie ne me fait pas peur avec Agnès Varda et m’avait appelé tout de suite après la projection pour me proposer un contrat. Il avait envie qu’on travaille ensemble. Nous sommes restés en contact pendant deux ans et lorsqu’il a lu Sentiments il a voulu le produire tout de suite. Il était très impliqué dans la préparation du film, tout était très vivant avec Claude. On lisait le scénario à voix haute ensemble et il trouvait les mots justes pour me faire comprendre ce qui n’allait pas. Il allait en repérages avec moi. Il participait au choix des acteurs. Il se mêlait de beaucoup de choses mais il savait respecter la liberté du réalisateur. Il n’est pas venu sur le tournage parce qu’il disait que je le rendais dingue. Il ne comprenait pas pourquoi je ne voulais pas faire d’inserts. On se disputait souvent et je me souviens qu’un dimanche après m’avoir gueulé dessus au téléphone il a raccroché en me disant : « Tu es une folle je ne veux plus te parler, courage ! » Même quand il y avait des difficultés tout était très énergique et sentimental. Nous voulions faire le film suivant ensemble mais il est tombé malade et puis il est mort. Il était content du succès des Sentiments mais il n’avait aucune vanité, l’important pour lui c’était d’aimer le film.

Propos recueillis le 9 décembre 2013. Remerciements à Noémie Lvovsky.

 

Catégories : Rencontres · Sur ARTE

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